80 ans et toujours un film par an : Woody Allen semble ne connaître aucune crise d’inspiration et alimente inlassablement une filmographie si dense qu’elle a pour principal défaut de noyer les chefs d’œuvre (nombreux) au milieu d’autres films parfois plus modestes, voire (il faut bien l’admettre) vraiment ratés. Le ressenti est évidemment subjectif, entièrement guidé par l’affect et la relation que chacun entretient avec Woody Allen et son cinéma. Certains évoqueront avec nostalgie l’acmé des années 1970 avec Annie Hall et Manhattan, d’autres regretteront sa période bergmanienne, quelques-uns rejoindront le maître qui considère lui-même qu’il n’a jamais réussi à faire mieux depuis La Rose pourpre du Caire, les plus jeunes se rappelleront qu’il n’est jamais réellement parvenu à reproduire le choc de Match Point. Le réalisateur est devenu si familier que le désir que chacun de ses films suscite dépend de l’envie du spectateur d’entretenir la flamme. Woody, lui, s’en fout royalement, et c’est peut-être précisément cette absence totale de vanité qui constitue la raison majeure de notre volonté d’y revenir à chaque fois.
California dreaming
Après le décevant L’Homme irrationnel l’an passé, conte moral à ranger dans la famille des Crimes et Délits et Match Point sans rien y apporter de bien neuf, le cinéaste revient avec une de ces fantaisies vaudevillesques (du moins en apparence) dont il a le secret, Café Society. Hollywood d’un côté, New York de l’autre, les années 1930, une famille juive qui se balance des piques bien senties : le décor ultra-familier est planté. Woody Allen y met en scène le destin de Bobby Dorfman (Jesse Eisenberg), un jeune homme gauche qui rêve de starlettes et part rejoindre son oncle Phil (Steve Carell), agent de stars dans la Cité des Anges, pour travailler à ses côtés en tant que coursier. Là-bas, il y rencontre la belle Vonnie (Kristen Stewart), dont il tombe instantanément amoureux. Mais la jeune femme a déjà le cœur pris et Bobby doit se contenter de son amitié. À moins que…
Le chassé-croisé sentimental au centre du film alimente des ressorts dramatiques et comiques qui, sans réinventer le concept du triangle amoureux, divertissent aimablement. L’intérêt de Café Society, fort heureusement, est ailleurs. Dans le décor de l’action, en premier lieu : si l’on connaissait la nostalgie de Woody Allen pour les années 30 de son enfance, sa passion pour l’âge d’or hollywoodien ne s’était jusqu’à présent jamais aussi bien incarnée qu’ici, dans la reconstitution des parties en costumes et robes de soirée au bord de piscines somptueuses, dans les cocktails mondains où les contrats des vedettes se font et se défont, dans les night-clubs où le champagne coule à flot et où les starlettes se trémoussent au son des standards du jazz de l’époque. Woody Allen s’amuse beaucoup de se prêter à l’exercice du name dropping en citant les plus grandes stars de l’époque, à travers le personnage d’agent roublard incarné (avec une belle retenue) par Steve Carell. Café Society est peut-être même son film le plus littéralement lumineux depuis des lustres : la photo de Vittorio Storaro baigne chaque plan dans une lumière dorée qui donne à chaque comédien le lustre d’un Oscar flambant neuf.
Les destinées sentimentales
Ce glamour vintage ressemblerait presque à une vieille publicité pour vanter les mérites du « Sunshine State » (la Californie) si en son centre ne resplendissaient pas deux comédiens on ne peut plus contemporains : Jesse Eisenberg et Kristen Stewart. Les deux acteurs (qui s’étaient déjà croisés à l’affiche du génial et méconnu Adventureland il y a quelques années) impressionneront moins a priori que leurs récents prédécesseurs aux rôles alleniens plus « spectaculaires » (Cate Blanchett, Joaquin Phoenix). Et pourtant, leur transformation est étonnante. Eisenberg, après un premier rendez-vous raté avec Allen dans le catastrophique To Rome with Love, hérite du difficile rôle « à la manière de » Woody sans jamais singer les tics de son maître. Il est à la fois lui-même et ce jeune premier romantique et gauche, touchant et grotesque, agaçant et émouvant. À ses côtés, Kristen Stewart est plus surprenante encore. D’une beauté à couper le souffle, l’actrice se glisse avec une aisance et une grâce folles dans les codes des égéries d’Allen. Alignant ses répliques avec un débit de mitraillette et sa voix rauque, habitant chaque plan avec une élégance nonchalante, captant la lumière comme la star hollywoodienne que son personnage rêvait d’être, Stewart continue de déconstruire son image en étant une fois de plus là où on ne l’attendait pas.
Si ces deux personnages sont si beaux, c’est non seulement parce que leurs deux interprètes se les approprient en réussissant à la fois à se plier aux codes qu’ils imposent tout en y insufflant leur personnalité et leur modernité, mais aussi parce qu’avec très peu d’effets, ils représentent les deux faces d’une histoire d’amour : la fraîcheur d’une passion nouvelle et la mélancolie des regrets. Café Society raconte leurs destinées sentimentales en imaginant leur avenir et leurs retrouvailles incongrues après leur séparation. Sans jamais se départir de son humour et de ses marottes (la famille de Bobby Dorfman, source inépuisable de gags et de bons mots bien sentis, apporte au récit les effets comiques dont le cinéaste a le secret), Woody Allen fait imperceptiblement vieillir ses tourtereaux, donnant à son héros une épouse aussi solaire qu’adorable (l’irrésistible Blake Lively), projetant son héroïne dans la vie dont elle avait rêvé. Pour autant, leur bonheur et leur réussite n’empêchent pas les regrets, et la mélancolie qui imprègne leurs retrouvailles, jusqu’au magnifique plan final (l’un des plus beaux de l’œuvre du cinéaste) donne à voir une nouvelle facette de Woody Allen, douce et amère, bouleversante parce que résignée.