Au nom de la familiarité que la France entretient avec son œuvre, l’indulgence est depuis toujours ici de mise vis-à-vis de Woody Allen, ce grand-oncle d’Amérique qui nous revient chaque année avec, sous le bras, sa dernière livraison en date. Cette réception attendrie se fait ainsi au détriment de la qualité objective des œuvres, parfois réussies, parfois ratées, trop souvent anodines : 45ème long-métrage du New-Yorkais, L’Homme irrationnel ne laisse pratiquement aucun souvenir au sortir de la salle, tant il peine à trouver un point d’ancrage chez le spectateur, en dépit de sa tonalité assez sombre. La faute, sans doute, à l’indécision constante dans laquelle s’enferre le film qui, sous ses dehors très maîtrisés, échoue à concilier les genres de la comédie policière et du conte moral.
Toute culpabilité bue
Regard en berne et ventre brioché, Joaquin Phoenix est Abe Lucas, un prof de philo revenu de tout et précédé d’une sulfureuse réputation dans sa nouvelle faculté. Tout naturellement, ses tourments en ravissent plus d’une sur ce campus de la Nouvelle-Angleterre, où la pétulante coed Emma Stone et la maître de conf blasée Parker Posey se disputent ses attentions, le temps de découvrir à qui elles ont affaire. Un concours de circonstances révélera vite à Abe sa vraie nature, celle d’un Raskolnikov au cœur léger, qui retrouve le goût de vivre après s’être essayé au meurtre. Comme chez Dostoïevski cependant, il rationalise son geste en le présentant comme nécessaire et lui-même comme l’instrument d’une justice immanente censée rétablir les plateaux de la balance ; à plus forte raison que la cible d’Abe se trouve être un juge corrompu.
Cet « homme irrationnel » prend place dans la galerie déjà bien fournie des hommes ordinaires (pour rester dans la terminologie dostoïevskienne) de Match Point, Crimes et Délits ou encore Le Rêve de Cassandre, éprouvés par les évènements au point de commettre l’irréparable. Crimes et Délits est certainement le titre le plus savoureux de cette veine allenienne. Il le doit à la légèreté dont se teinte en permanence sa dramaturgie existentielle, à sa satire de la communauté juive new-yorkaise, et à l’équilibre miraculeux de son montage parallèle, qui converge vers une conclusion évacuant, avec une délicieuse ironie, la moindre culpabilité chez le personnage principal – un comble quand on s’appelle Judah.
À l’inverse, L’Homme irrationnel donne l’impression d’avoir été tourné par un ersatz de Woody Allen, aux abonnés absents sur ce projet où seuls les acteurs s’en donnent à cœur joie. Leur abattage peine à dissimuler le manque de conviction d’un scénario habile, où le métier supplante toute inspiration véritable et où les motifs éculés rejouent la partition d’un air connu, chaque fois moins entêtant que la précédente (malgré le soin apporté, comme toujours, à l’habillage musical). Il en va ainsi de la variation paresseuse autour du facteur chance dans le dénouement du film, un tour de passe-passe quelque peu éventé depuis Match Point. Quant aux métaphores qui parsèment habituellement l’écriture d’Allen, elles se réduisent ici à une peau de chagrin. C’est un plancher bien fin que celui sur lequel marche cet assassin-philosophe, chez qui passage à l’acte se traduit par regain d’appétit (y compris sexuel).
Présumée innocente
Tout ceci importerait peu si au moins le rire ou le trouble affleuraient en cours de récit, ce qui n’est presque jamais le cas. Censée faire résonner le dilemme moral inhérent à l’acte de tuer, la narration à deux voix n’ouvre en rien au vertige qu’il devrait susciter. Délestés de toute gravité, les enjeux ne prêtent pas davantage à s’amuser de ce duel mâtiné de badinage dont l’issue est aussi excitante que celle d’une debate class américaine. Personne ne fera à Woody Allen, ce jeune homme de 80 ans, le reproche de continuer à faire des films, où les acteurs de talent se bousculent pour décrocher un rôle. Mais depuis qu’il s’est effacé au profit d’un personnage de jeune fille (Emma Stone succédant à Scarlett Johansson dans cette fonction d’alter ego), son regard semble exclusivement rivé sur la dialectique opposant celle-ci à un homme d’âge mûr. Cette figure désormais imposée de son univers agit comme une compulsion de répétition qui le tarit de toute émotion tangible, dissipant la discrète mélancolie qui voilait ses comédies new-yorkaises les plus sémillantes. Ici, la rumeur du monde s’échoue aux portes d’un campus à huis-clos, où Jill est retenue par ses parents (enseignants eux aussi), un boyfriend falot et un amant meurtrier, donc. De toute évidence, ce provincialisme « chabrolien » réussit plutôt mal à Allen, qui, depuis une décennie, s’est beaucoup détourné de son milieu naturel. C’est pourtant à New York que s’inscrit la vérité axiomatique de son meilleur cinéma, qui commence à se faire désirer.