Dernier film allemand de Fritz Lang avant son exil en 1933 pour Paris puis les États-Unis, Le Testament du docteur Mabuse est resté dans l’histoire du cinéma comme une parabole de la montée du nazisme, le récit racontant comment une organisation paramilitaire tente d’instaurer un nouvel ordre fondé sur la terreur et les écrits d’un homme fou interné (de sorte que le « testament » du titre devient l’équivalent de Mein Kampf, rédigé pendant les neuf mois que Hitler passe en prison à la suite du putsch de la Brasserie). Si le film se révèle indubitablement irrigué par le climat politique délétère de l’agonisante République de Weimar, cette lecture ne permet toutefois d’appréhender que la surface de l’œuvre sans circonscrire l’originalité du projet mabusien. Afin de comprendre quel portrait le film dresse véritablement du nazisme et, au-delà, du mal, il faut délaisser les signes et références au contexte historique de l’époque pour suivre sereinement le cap tracé par l’écriture.
Au bout d’une demi-heure du film, l’un des sbires d’une faction de Mabuse s’interroge sur le bien-fondé de l’action de leur groupuscule : quel intérêt à cambrioler une bijouterie si l’argent dérobé ne sert qu’à monter une opération dénuée de toute perspective financière ? Pourquoi donc semer ainsi le désordre sans but apparent ? Tout en s’interrogeant, l’homme repousse de sa spatule les saucisses qu’il fait cuire et leur intime, d’une voix autoritaire, de rester au fond de la casserole. Le trait d’humour porté par cette incise pointe surtout un paradoxe typique des figures langiennes, qui aspirent à un désir d’ordre dans un monde régi par les lois du chaos – ici l’eau qui bout et empêche les saucisses de rester à une place assignée par le cuisinier. La figure de Mabuse présente dans cette perspective un cas passionnant et retors, son but ultime consistant en l’avènement d’un « Empire du crime » construit sur un ensemble d’actes malveillants et terroristes qui ne semble pas, du moins en apparence, épouser une logique définie. Pourtant l’action de Mabuse obéit bien à un impératif supérieur, fruit d’une pensée « à mi-chemin entre le génie et la folie » (dixit son psychiatre, le Dr Baum), qui repose sur l’idée que le chaos et la contamination de la folie sont précisément les conditions de l’émergence d’un ordre nouveau.
Autopsie d’un meurtre
Une séquence procède à l’application concrète de ce principe : le docteur Kramm découvre par hasard dans le bureau du docteur Baum qu’une note de Mabuse écrite dans sa cellule coïncide avec la description dans le journal du braquage de la bijouterie susmentionnée. Soupçonnant un lien entre les deux événements, il décide, en dépit des dénégations de son collègue, de se rendre immédiatement au commissariat. C’est alors qu’un mystérieux coup de téléphone retentit dans le repère d’une des factions de Mabuse et qu’une voiture se lance à la poursuite de Kramm, pour le rejoindre devant un passage clouté où la circulation est à l’arrêt. Le plan des malfrats se met alors en place : le chauffeur klaxonne de manière métronomique (pam-pam-pam-pam), avant qu’une autre voiture, sous l’impulsion de la première, se joigne au concert et lie au premier son grave une note plus aiguë, ce qui amorce alors le retentissement d’une nouvelle sonorité provenant d’une troisième voiture, et ainsi de suite jusqu’à créer un tintamarre à plusieurs voix. Kramm, un sourire aux lèvres, se joint lui-même à la symphonie bruitiste sans se douter qu’elle sera son requiem : à l’arrière de la voiture des sbires de Mabuse, un homme le tient en joue. Fin du concert, les voitures reprennent leur route, sauf une, celle de Kramm, dont le conducteur git inanimé sur son guidon, la vitre derrière-lui étoilée par l’éclat d’une balle.
Lang organise ainsi dans le détail de la découpe la subversion d’un cadre donné (les voitures dont le mouvement est régi par la signalétique et qui à l’arrêt s’alignent les unes par rapport aux autres, cf. la figure 1 dans le montage ci-dessus) par un apparent chaos qui vise toutefois moins le désordre que la mise en place d’un nouvel ordre, fondé sur la dissonance et la propagation d’un élément perturbateur, afin d’accueillir en son sein, le plus normalement du monde, l’assassinat. Le meurtre acte dans cette perspective un double renversement : là où la séquence s’ouvre sur un plan filmant l’avant des voitures, elle s’achève sur une bascule de l’axe de la caméra (fig. 2), tandis qu’à la verticalité des traces de pneus s’oppose désormais l’horizontalité de la ligne derrière laquelle reste immobile la voiture de la victime. Reste que ce renversement, avant d’être le fruit d’une machination savamment agencée, existait d’emblée en germe avec l’ombre de Kramm et celles de ses assassins, qui doublaient les corps de manière imprécise, mouvante et chaotique.
Le secret derrière la porte
Or ces ombres ne peuvent exister sans la lumière, de la même manière que le chaos ne peut s’affirmer sans l’ordre – qu’il transforme ensuite pour imposer un ordre né du chaos. Mabuse l’a si bien compris qu’il applique ce principe à sa propre figure : sa présence repose pendant une bonne partie du film sur une simple voix (à nouveau, le son joue un rôle déterminant dans la propagation de la peur, en privant de chair et donc d’une présence tangible l’origine du mal) et surtout une ombre, silhouette menaçante produite artificiellement par des jeux de lumière et un dispositif scénique là encore ingénieusement conçu. Reste que le pouvoir de Mabuse lui permet d’aller plus loin encore, puisqu’il va même jusqu’à mourir au milieu de l’intrigue pour mieux s’affranchir de son enveloppe charnelle et des limites spatiales qu’elle lui impose. Il devient dès lors un spectre lumineux, une ombre sans corps. En amont de l’annonce du décès du docteur, Lang figure cette métamorphose dans une scène dont la découpe décompose en trois plans et six temps (cf. montage ci-dessous) la distance qui sépare l’espace de la physicalité de celui de l’ombre, en détaillant le processus à accomplir pour aller de l’un à l’autre : 1) les sbires de Mabuse se tiennent devant une porte derrière laquelle se trouve supposément leur supérieur 2) à l’ouverture de la porte en apparaît une seconde qui double immédiatement la première 3) un main s’applique ensuite à indiquer le code qui maintient la pièce close 4) le disque de combinaison révèle alors son propre double, une serrure classique dans laquelle la main insère une clef 5) la porte s’ouvre, révélant l’ombre d’un homme derrière un rideau 6) la lumière s’allume, dissipant immédiatement la silhouette dont la présence ne se manifeste plus que par la voix.
Le rideau, qui cisaille l’espace en deux et fait office de seuil entre le monde empirique et son double fantasmagorique (espace d’une ombre toute puissante, démiurgique et omnisciente), participe d’une feuilletage obéissant à une logique causale : la porte 1 laisse place à la porte 2, le verrou 1 renferme le verrou 2, la pénombre de l’espace 1 de la pièce (devant le rideau) révèle l’ombre éclairée par une lampe dans l’espace 2 (derrière le rideau) puis, enfin, l’apparition de la lumière dans l’espace 1 achève de rendre la présence immatérielle. Le rideau, le film le révèlera plus tard, n’est d’ailleurs qu’un leurre : Mabuse n’a jamais été dans la pièce, ou plutôt il s’y trouve sans y être.
L’autre monde
À l’instar de la mise en scène de Lang, qui étire l’espace-temps par une série de seuils qui décomposent l’action et révèlent son ordre secret, le pouvoir de Mabuse creuse le réel. Son génie réside dans son aptitude à lire les plis du temps et de l’espace pour manipuler autrui (via l’hypnose et la distorsion de la perception, cf. ces scènes où Hofmeister, un ex-policier devenu fou, semble prisonnier d’une scène traumatique répétée en boucle) et s’y fondre parfaitement. En somme, Mabuse veut moins fondamentalement changer le monde que l’appréhender dans toute la folie qui selon lui le sous-tend. Pour cela, il lui faut faire corps avec le chaos et donc quitter ce corps terrestre qui constitue sa véritable prison afin de ne plus être seulement au monde mais aussi dans le monde, soit aussi dans l’ombre que seuls les fantômes peuvent peupler. Il n’est guère anodin qu’en trois films Lang n’ait jamais vraiment filmé Mabuse que dans un seul, Le joueur (1922) : plus qu’une figure clairement définie, le docteur s’affirme avant tout comme un nom, une voix, voire une idée du mal, qui chez le cinéaste se trouve en chacun. Tandis que Hofmeister croise la route de Mabuse en cherchant à se racheter d’une sombre affaire de corruption qui lui a valu son éviction de la police, Thomas Kent, qui apparaît pourtant comme la figure positive centrale de l’intrigue, confesse avoir passé quatre années en prison pour le double homicide de sa compagne et de son amant. Le mal ne peut être de fait assigné à une identité, puisqu’il s’exprime autant chez Kent que chez le docteur Baum, dont l’esprit se révèle possédé par Mabuse. Tout le film s’achemine ainsi vers une dissolution de la physicalité : Baum déchire le « testament » et le fantôme s’évanouit comme s’il n’avait jamais existé. Et si le film s’achève sur le seuil d’une porte que l’on referme, ce n’est que pour mieux laisser place à un fondu au noir. Le mal ne connaît plus de prison, l’Empire du crime existe.