Pour saisir ce qui se joue dans cette deuxième saison de Mindhunter, il faut peut-être repartir du générique, où l’installation d’un dispositif d’enregistrement se voit entrecoupée de flashs de cadavres en décomposition. Ce générique, qui repose sur une tension entre l’aplanissement de l’image par la trame d’un récit (le ruban du magnétophone qui défile) et le surgissement d’une résistance de ces mêmes images (la chair qui remonte à la surface), pointe aussi un écart entre deux pôles, soit une structure que la série va rejouer et décliner sous différentes formes. D’abord, par ce qui constitue, du moins jusqu’au mitan de la saison 2, le cœur de l’action : la création d’une méthode de travail et d’une classification des différents cas traités par le BSU, l’unité des sciences comportementales du FBI. Cette dimension scientifique s’exprime notamment par la manière dont les déplacements d’un lieu à l’autre sont indiqués par une mention qui, fait plutôt rare, recouvre la totalité de l’écran, telle une étiquette collée sur un bocal par un naturaliste. Holden Ford et Bill Tench cherchent des correspondances, recoupent les informations, tâtonnent pour mettre au point les outils qui leur permettront d’élaborer une nomenclature des serial killers. Pour ce faire, le tandem, dans lequel on peut déjà voir l’expression d’une dynamique entre deux pôles (le policier aussi expérimenté que stable contre le jeune virtuose impulsif), avance essentiellement en deux temps. D’une part, ils s’entretiennent avec des serial killers déjà écroués, de l’autre, ils contribuent à des affaires en cours en étudiant eux-mêmes des scènes de crimes. Autrement dit, il s’agit pour eux d’explorer une matière, celle de l’inconscient des tueurs, à la fois sur le plan du langage et celui de l’espace, pour approcher au plus près la source du mal, par une confrontation (l’interrogatoire d’un suspect) ou un apprivoisement (les échanges avec les criminels incarcérés). Cette approche dialectique est la vertu première de la série, mais il faut reconnaître qu’elle accouche d’un résultat inégal selon les épisodes. La saison 2 a en particulier la limite de progressivement replier cette logique sur un simple partage en deux actes, lorsque se déploie à la moitié le segment consacré aux tueries d’Atlanta, cadre d’un simili-Zodiac où la question de la théorie criminelle fait place nette au cas pratique. Ce bipartisme narratif s’accompagne surtout d’un écart autrement plus frappant, déjà à l’œuvre dans la première saison, entre les épisodes réalisés par David Fincher et les autres.
Style et découpe
Si David Fincher n’a pas réalisé de film depuis cinq ans, Mindhunter constitue plus qu’un simple intermède et peut même être tenue pour l’une des pièces majeures de sa filmographie, à condition d’accepter que la minutie et la rigueur de son découpage s’accompagnent désormais d’une discrétion qui permet par ailleurs à la série de maintenir, du moins vue de loin, une cohérence stylistique d’ensemble (mêmes couleurs et lumières, même concision du montage, mêmes décors). A priori, pas de grande différence entre les épisodes mis en scène par Fincher et ceux signés Andrew Dominik ou Carl Franklin, et pourtant le détail des scènes dessine un écart sensible entre l’esthétique fincherienne et sa version déclinée par des cinéastes manifestement moins doués que lui, bien que la série fasse preuve ici et là, mais toujours localement, d’une certaine finesse dans les épisodes non réalisés par Fincher. Par exemple, dans l’épisode 5 (mis en scène par Andrew Dominik), toute la première partie de l’entretien entre Holden et Watson figure le rôle de chacun par une porte dans l’arrière-plan qui unit la bouche de Watson (celui qui parle) et le regard de l’agent du FBI (celui qui observe et ausculte cette parole), légèrement vouté pour permettre au cadre d’être composé autour de cet axe. Cette ligne est maintenue jusqu’à ce que la découpe s’articule autour d’un rayon lumineux surplombant la salle de la prison, pour préfigurer le fin mot de l’interrogatoire, à savoir que l’ex-membre de la « Famille » a abandonné l’idéologie développée par Manson pour suivre l’enseignement d’un autre gourou : Jésus.
Reste que cette manière de faire parler les conversations, donc de déplacer l’enjeu vers la manière dont elles sont organisées plus que sur le contenu même des échanges, est avant tout l’apanage de Fincher, qui déploie, notamment dans les épisodes 2 et 3, un art du récit qui n’est guère réductible à un simple enchaînement de scènes ou de rebondissements. On tient là un possible cas d’école sur l’évolution de la frontière sans cesse mouvante entre cinéma et série télévisée, dans le sens où Mindhunter est à la fois, objectivement, un feuilleton dont l’évolution globale repose avant tout sur l’avancée d’un scénario, et le temps d’une poignée d’épisodes le théâtre d’un raffinement de la mise en scène de Fincher.
Raccords / désaccords
On en revient au principe des deux pôles, qui conditionne jusqu’aux détails les plus minutieux de la série. Les scènes d’interrogatoires, qui entremêlent la parole à la question du regard, prennent la forme d’interactions dont la découpe du cinéaste saisit les soubresauts et les petites fluctuations. À ce titre, l’une des scènes les plus impressionnantes serait, avec celle d’un étrange dîner dans un restaurant d’Atlanta, celle de la rencontre entre Bill Tench et un survivant de BTK, ce serial killer dont la série dévoile le quotidien depuis le début de la saison 1 par l’entremise de petites vignettes. Toute la complexité de la scène tient à deux facteurs, d’une part qu’elle se déroule intégralement dans une voiture, lieu clos qui à l’inverse des larges salles d’interrogatoire offre moins d’espace pour déployer la mise en scène, et de l’autre que le survivant tient absolument à ne pas être vu, ce qui réduit là encore le champ possible des actions.
1. La séquence commence par figurer l’organisation des rapports au sein du véhicule : Bill Tench est à la place du passager, le témoin est assis derrière lui, masqué par le flou, et enfin l’inspecteur local chargé du dossier se trouve devant le volant. Non seulement la découpe fait montre d’une certaine inventivité dans le cadre de ce dispositif minimal (l’arrivée du témoin vue dans le rétroviseur, la manière dont il s’installe sur la banquette surplombée par un fusil), mais elle a surtout la bonne idée de contourner l’absence de contact visuel entre Bill et le témoin en faisant du policier le médium du regard, celui par qui transitent les réactions et qui fait silencieusement le lien entre ceux qui se parlent sans se voir. De sorte que la scène dissocie dans un premier temps deux modes de communications : la parole d’un côté, entre Bill et le témoin, les regards de l’autre, entre Bill et son collègue.
2. C’est justement un regard plus qu’une question qui vient emballer la dynamique du dialogue et redessiner la nature des liens entre vision et parole. Lorsque Tench demande au survivant si BTK avait une érection au moment du drame, le regard que lui adresse alors son collègue s’accompagne d’un changement de focale qui renverse le rapport entre flou et netteté gouvernant jusqu’ici le plan. Cette bascule est capitale car elle montre comment parole et regard se voient désormais liés à tel point que les mots vont rendre visible le récit du meurtre.
3. Au sommet de l’horreur, Bill ferme ainsi les yeux de dégoût, tandis que son collègue se détourne du dialogue. Puis, ce dernier tourne légèrement la tête vers Bill, et par le biais d’une coupe et d’une nouvelle alternance entre le flou et le net, échange avec lui un regard. Enfin, le policier se tourne vers le témoin pour l’apaiser, et la tension entre ce que l’on voit et ce que l’on ne peut voir atteint son acmé. Pour la première fois, le visage du témoin se dévoile, mais ses yeux sont masqués par un reflet, tandis que le bruit d’une rame de métro se mêle à la musique pour étouffer sa parole.
En somme, la mise en scène ne se contente pas seulement d’organiser la circulation de la parole, elle fait ressurgir à la surface ce que les mots recouvrent, de sorte que raconter permet dès lors de transmuer la parole en images. C’est, comme on l’expliquait, déjà la logique au cœur du générique, mais la particularité de la mise en scène de Fincher dans cette saison 2 est d’étendre et de complexifier ce principe de reflux pour en faire le moteur de sa découpe, y compris dans des scènes qui, à rebours des interrogatoires, reposent sur un non-dit. Par exemple, dans l’épisode 3, le cinéaste dépeint au cours de plusieurs scènes familiales l’impossibilité d’une embrassade entre Bill et Nancy, sa femme. La première s’ouvre sur l’alliance du détective qui, à peine éveillé, touche la place vide du lit où son épouse devrait être. Tout ce qui suit dans l’épisode concernant les deux personnages mesure l’écart naissant entre eux, à la fois spatialement et dans les plis de raccords qui obéissent certes à un impératif de fluidité mais font aussi entrevoir une cassure. Il en va ainsi de cette coupe entre Bill qui raccroche le téléphone et Nancy qui referme la porte du frigo, ou encore de ce retour du policier à la maison amorcé par le fracas d’une assiette qui tombe des mains de sa femme. Fincher semble avoir décidément trouvé dans Mindhunter le cadre idéal pour parfaire sa méthode et développer une écriture débarrassée du superflu. C’est à cela qu’on reconnaît les maîtres sûrs de leur art : le trait est réduit à sa quintessence.