Depuis la sortie française de Princesse Mononoke, en 2000, chaque sortie ou réédition des œuvres de Miyazaki fait figure d’événement, tant il est vrai que le père de Totoro a dans sa filmographie réalisé un sans-faute à la fois public et critique. C’est certainement sans crainte que les admirateurs du réalisateur verront arriver Ponyo sur la falaise − qu’ils prennent garde, cependant. Car Ponyo est tout à la fois une œuvre très singulière dans la filmographie du réalisateur, et un film qui fera certainement date par ce qu’il révèle des nouvelles orientations de son réalisateur.
De qui parle t‑on réellement dans Ponyo ? De Sosuke, le jeune garçon pris entre une mère à la modernité trouble (elle se fait appeler par son prénom par l’enfant, s’installant sur un pied d’égalité) et un père immatériel, qui n’existe que dans les ténèbres nocturnes, avec lequel il ne communiquera qu’en morse ? De « Ponyo », étrange créature mi-poisson mi-fillette, progéniture d’un mage misanthrope et d’une déesse lunaire, qui semble n’avoir de conscience que très rudimentaire ? Que la question se pose marque déjà une rupture dans la filmographie de Hayao Miyazaki, dont les titres désignent normalement explicitement le personnage central à l’intrigue. Ici, point.
Focaliser le récit sur Ponyo se révèle donc des plus ardus, sans pour autant que cela résulte d’une négligence de la part de son réalisateur, bien au contraire. Ponyo sur la falaise est un film où domine l’incertitude − incertitude narrative donc, mais également graphique et surtout thématique. Graphiquement, Ponyo constitue une bifurcation très nette du style adopté par Miyazaki, entre la magnificence visuelle de Princesse Mononoke et le trait précis et foisonnant du Voyage de Chihiro et du Château ambulant. Placé en regard de ses prédécesseurs, Ponyo apparaît comme naïf, chamarré. Ponyo elle-même semble être l’héritière directe de la petite Mei, le personnage quelque peu grotesque de Mon voisin Totoro, aux allures de grenouille. Mais au delà de ce qui apparaît comme de la simplicité graphique, Miyazaki crée avec Ponyo un univers visuel baroque, foisonnant, chaud, presque bouillonnant — qui n’est pas sans évoquer parfois l’univers surréaliste de Dali, le tout seyant à merveille à cette variation très personnelle de l’Alice de Lewis Carroll.
La comparaison avec la petite héroïne vient à l’esprit à plus d’un titre − mais avant tout de par la perte de repères stylistiques et narratifs que constituent à la fois Les Aventures d’Alice sous terre et Ponyo. Au centre de chaque film du réalisateur est aisément identifiable une thématique centrale, « morale » − autour de laquelle brode le réalisateur avec le talent qui a fait son succès. Cela s’avère plus difficile avec Ponyo. Avec le recul, on peut discerner dans la filmographie de Miyazaki un cycle, commencé par Nausicaä de la Vallée du Vent et terminé par Princesse Mononoke. Ces deux films sont un jeu de miroirs narratifs et thématiques, ancrés précisément dans les angoisses de leurs temps respectifs. Nausicaä est idéaliste, proposant sa participation à une prise de conscience politico-écologique qui aurait offert à l’humanité la possibilité de redresser la barre. Il s’agit de ne pas sombrer dans les erreurs humaines déjà perçues par Miyazaki en 1984 comme terriblement graves, avec un pacifisme amer et mature et une inquiétude écologique plus que visionnaire. Treize ans plus tard, au terme d’un cycle narratif dans lequel la conscience humaine dans son rapport harmonieux au monde n’a cessée d’être interpellée, Princesse Mononoke ferme la boucle avec une amertume guerrière. Ashitaka et San, figures héroïques, survivent à la confrontation dantesque entre le majestueux Dieu-cerf et les humains cupides − mais la possibilité d’une interaction pacifique et constructive demeure à tout jamais fermée au commun des mortels. L’utopie de Nausicaä a échoué.
Comment placer Chihiro, Le Château ambulant et Ponyo dans la continuité de l’œuvre ? Les deux premiers possèdent de nombreux points communs (merveilleux omniprésent, style visuel foisonnant, hymnes manifestes à une spiritualité animiste), mais ils manquaient certainement d’une véritable cohérence thématique. Ponyo la leur apporte. Car si Ponyo apparaît comme simple, c’est avant tout parce qu’après la flamboyance angoissée, Miyazaki se tourne vers une vision apaisée … et inquiétante. À 67 ans, avec une angoisse sourde de la mort toujours plus présente, Miyazaki a finalement traversé le miroir.
Loin des inquiétudes militantes et héroïques du premier cycle de sa carrière, l’œuvre de Miyazaki a donc entamé une nouvelle ère, qui prône avant tout le règne de l’imaginaire − un imaginaire foisonnant, dérangeant dans sa tendance à incorporer à la fois l’innocence et les imprévisibles ténèbres du chaos créatif. Le combat de l’ère Nausicaä a été perdu. Miyazaki, amer et las, semble t‑il, de livrer bataille, laisse donc à présent libre cours au règne d’une imagination qui se révèle, sous les airs faussement naïfs du complexe Ponyo, ambiguë et mortifère.