Deux ans après le très gay My Beautiful Laundrette, Stephen Frears continue de secouer l’Angleterre de Thatcher en retraçant la vie brève mais sexuellement fleurissante d’un dramaturge 60’s peu orthodoxe : Joe Orton. Tragi-comédie savoureuse, Prick Up Your Ears relègue au second plan la success-story littéraire pour mieux se concentrer sur le couple qu’Orton formait avec son amant criminel Kenneth Halliwell. Aujourd’hui encore, le film reste une fable cynique sur une relation homo SM et un pied de nez lancé à l’encontre d’une société souhaitée plus progressiste. Cruellement jubilatoire.
Pour la petite histoire Pick Up Your Ears est le titre d’une pièce jamais publiée de Joe Orton qui par un jeu d’anagrammes et de sonorité fait aussi référence à la sexualité homo. Insidieusement, Stephen Frears annonce déjà la couleur. Son film sera moins un manifeste autour d’une figure littéraire qu’une plongée dans la vie gay londonienne des années 1960 dont la liaison dangereuse formée par les deux personnages principaux en est l’expression. Il laisse entendre au passage, qu’Orton tient la postérité de sa fin tragique plus que par la qualité de son œuvre. À la manière d’un Sunset Boulevard, le film commence à rebours, avec le meurtre d’Orton par son amant Ken Halliwell, diva névrotique qui se donnera la mort dans la foulée. C’est cette scène originelle qui nous fait remonter l’histoire d’un couple SM et qui permet d’embrasser l’ascension littéraire d’Orton. De fait, Prick Up Your Ears n’a rien du biopic paresseux. Stephen Frears et son scénariste Alan Bennett construisent leur récit comme une enquête : celle du journaliste américain John Lahr qui tente de percer le mystère de la vie et de la fin tragique d’Orton. Qui dit enquête dit forcément multiplication des voix et risque que les informations n’arrivent pas dans une chronologie respectée. John Lahr existe et il a justement écrit une biographie sur Orton. En mettant en avant sa source principale, Stephen Frears se protège au passage de toute critique faite contre la véracité historique de son film.
Alors que My Beautiful Laundrette jouait la carte du drame social contemporain, Prick Up Your Ears nous ramène presque trente ans en arrière, dans l’Angleterre des années 1960, à une époque donc où l’homosexualité était encore considérée comme un crime. L’intelligence de Frears, et de ne pas appuyer le pittoresque de la reconstitution historique et de nous donner l’impression que ces personnages du passé respirent l’air des années 1980. Leur paradoxe modernité, ils la tiennent dans cette faculté à avoir intégré les motifs homos qui se développeront chez leurs successeurs de Fassbinder à Almodóvar Bref, Stephen Frears filme ces homos de l’ère des Beatles comme des homos des années 1980. Du coup, le couple Orton/Halliwell est un pied de nez à l’homophobie de l’époque dans la mesure où il s’impose socialement avec une évidence désinvolte. Loin des hommes blessés, les personnages ici tentent de s’ériger en action face à l’oppression ambiante plutôt que de se poser en victimes passives. Si Frears se montre donc plus subtile que dogmatique dans la critique du puritanisme britannique, il ne se prive pas pour rappeler quelques fondamentaux quant aux aberrations dont ont été victimes les homos. En témoigne, par exemple, ce court échange entre Orton et Halliwell la première fois où ils font l’amour « Joe, tu n’as pas peur qu’on te mette en prison pour ça ? — Non, non, je suis la victime. » Difficile de ne pas penser au film La Victime avec Dirk Bogarde. Tourné en 1961, ce film est la première réalisation anglaise à parler ouvertement d’homosexualité. Il témoigne aussi de la traque dont les gays étaient victimes avant que la loi décriminalise l’homosexualité six ans plus tard. Ironie de l’histoire, Prick Up Your Ears est sorti au moment où est voté par le gouvernement de Thatcher un texte rétrograde, la « section 26 » qui interdit la promotion intentionnelle de l’homosexualité dans l’enseignement. Autrement dit, Orton et Wilde se voyaient soudainement réduits aux rangs d’asexués.
Il est évident que Prick Up Your Ears ne serait rien sans le talent de ses interprètes : Gary Oldman et le génial Alfred Molina. Le premier dans le rôle du prodige littéraire à mi chemin entre Querelle et un personnage sorti de l’imaginaire cuir de Tom of Finland ; le second en artiste raté réduit au rang d’homme au foyer « drama queen ». Ce duo de contraires, parfois délibérément caricatural, montre bien que ce couple ne repose sur pas grand chose, si ce n’est un rapport consenti mais malsain de soumission/domination. Alors que Kenneth se présente au début comme le personnage fort tant artistiquement que socialement, il est vite rattrapé par Orton qui lui vole la gloire littéraire et l’aura social (en témoigne cette séquence cruelle du vernissage où Kenneth venu présenté ses collages est vite ramené par l’assemblée au rang de « compagnon » d’Orton). À Kenneth, il ne reste plus que la maigre satisfaction de trouver les titres des pièces d’Orton et de compter les trois ou quatre cheveux qui lui restent sur le crâne. Même l’espoir d’avoir un rapport sexuel avec Orton s’envole à mesure que les années passent. Tout au mieux, Orton lui suggère, dans un élan de cynisme, la masturbation.
De masturbation, justement, il en est aussi beaucoup question, surtout dès que l’on parle littérature. « Écrire, c’est 10% d’inspiration, le reste c’est de la masturbation », se risque Orton au détour d’une conversation avec Halliwell. Cette maxime est très révélatrice de la manière dont Orton envisage ses écrits faits à la fois pour transgresser des tabous sociaux mais aussi pour provoquer la jalousie de son amant. En effet, ses pièces comme son journal intime quotidien sont nourris des plans faits avec des inconnus rencontrés dans la rue ou sur un lieu de drague. La sexualité devient ainsi un noyau littéraire en même temps que l’écriture se fait révélatrice des fractures du couple, des tromperies et d’une vie amoureuse qui ne peut s’envisager que sur le mode de la procuration (du moins pour Halliwell). Et il n’est pas étonnant qu’Halliwell se retrouve à jeter, dans un moment de rage, la machine à écrire d’Orton, métonymie de ses échecs amoureux et littéraires. Logiquement pour Orton, le sexe est lui aussi « théâtralisé ». En témoigne cette séquence où, avec Halliwell ils s’inventent une nouvelle identité avant de retrouver un homme de passage pour se faire un plan à trois. Autre passage révélateur, lorsque Orton reçoit un prix littéraire. En possession de son trophée et comme pour mieux signifier le lien que la sexualité peut avoir dans sa récompense, il se rend dans une pissotière. Au milieu des ombres et regards en demande de sexe, il crée religieusement une scène (au sens théâtral du terme) sur laquelle va pouvoir se jouer une partouze.
Là où Prick Up Your Ears est jubilatoire, c’est dans cette faculté à désamorcer la tragédie du couple en distillant une once de cynisme et d’ironie. Ceci est d’autant plus flagrant que les personnages, ayant un goût prononcé pour la représentation et une faculté à détourner théâtralement les codes sociaux, invitent à la mise à distance. On pourrait même aller plus loin en disant que cette distanciation porte souvent en elle un soupçon de voyeurisme. Regardons, ne serait-ce, que les premiers images du film. Dans un plan très inspiré de Psychose, le regard d’un policier est cadré en gros plan derrière l’œil de bœuf de l’appartement des amants. Le film impose d’emblée la position de voyeur. De la même manière, Orton se plaît à envisager la sexualité sur le mode de l’exhibition. On pense, bien évidemment, à ces rencontres qui se font en présence de témoins dans les pissotière ; mais c’est aussi le cas dans ses premières années lorsqu’il s’essaie à une relation hétéro avec une étudiante de son cours de théâtre. Alors qu’ils sont dans une fête extérieure, il embrasse la jeune fille, se montre plus pressant. Cette dernière le repousse en disant « non, non, on nous regarde ». Il y a aussi la chambre d’Orton et d’Halliwell recouverte de portraits découpés dans les journaux qui se font les témoins de la vie chaotique du couple. Et comble de l’ironie, c’est devant un témoin de premier rang que les deux amants couchent pour la première fois : la Reine en personne qui défile sur un écran de télévision. Par ricochet, les écrits d’Orton qui exhibent aussi la vie intime de l’auteur, ont toujours pour but de provoquer la réaction d’un tiers. Son journal qui passe de main en main plonge ceux qui le découvrent au cœur de la sexualité gay et les fait voyeurs d’un monde qu’ils réprouvent ou, au mieux, qui les dépasse. Et si Prick Up Your Ears n’était donc pas avant tout la tragi-comédie du voyeurisme ? Dans un élan final de folie, Halliwell décide de se retirer du jeu en assassinant Orton avec la grandiloquence d’une diva. Cette scène, filmée de manière outrancière, presque grotesque, est d’autant plus théâtrale qu’elle prend totalement à parti le spectateur/voyeur, Halliwell s’adressant directement à lui, face caméra. Or cyniquement c’est dans cette dernière fulgurance que l’amant déchu trouve son chant du cygne. Pour la première fois, il est sur le devant de la scène et donne vraiment sens à son personnage qui devient partie intégrante du mythe Orton. Car qui dit que l’on se souviendrait encore de lui sans ce geste criminel ?