Après avoir dépeint avec une ironie cinglante les états d’âmes de la cour d’Angleterre dans The Queen, c’est à une « arrière » cour, légèrement plus sulfureuse que s’attelle Stephen Frears. Il nous ouvre les portes du monde des cocottes qui ont tant inspiré nos chers romanciers français, imprégnant aussi bien l’alcôve de leurs chambres que leurs cabinets d’écriture. Pour cette histoire bien de chez nous, adaptée de deux romans les plus célèbres de Colette (Chéri et La Fin de Chéri), Stephen Frears retrouve ceux qui avaient déjà participé à la réussite des Liaisons dangereuses, à savoir la sublime Michelle Pfeiffer et le non moins talentueux scénariste Christopher Hampton. Et avec une légèreté désinvolte, Stephen Frears parvient à donner à cette romance impossible et surannée un étonnant parfum de modernité.
C’est en préparant un film sur la vie de Colette que le scénariste Christopher Hampton a eu l’idée d’adapter Chéri pour le grand écran. Au-delà de son affection pour la littérature française (outre son adaptation à l’écran et pour la scène du roman épistolaire de Laclos, on lui doit aussi la pièce sur Rimbaud et Verlaine qui servit de base au film avec Leonardo DiCaprio Total Eclipse), on comprend ce qui a pu le séduire dans cette histoire d’amour avortée, sorte de Liaisons dangereuses à la sauce demi-mondaine. Madame Peloux (interprétée par la géniale Kathy Bates) s’est enfermée dans son salon rococo tout rempli d’objets témoignant de sa splendeur passée de cocotte. Elle a un fils pourri gâté, Chéri (Rupert Friend, jeune acteur anglais) qui a bientôt atteint l’âge d’homme et qu’elle pousse pernicieusement dans les bras de Léa de Lonvalle, consœur aisée mais néanmoins rivale (Michelle Pfeiffer). Six années passent pendant lesquelles Léa accomplit avec une ardeur bien trop souvent sincère l’éducation sentimentale du beau Chéri. Mais après ces six années où le blé n’est plus en herbe, Madame Peloux pense qu’il est temps que Chéri (et elle, par la même occasion) se fasse entretenir par une fille de son âge et de bonne famille. Elle prévoit donc un mariage avec la fade Edmée et met un terme à la passion de Léa et de Chéri. Ramenée à sa tragique condition de courtisane, Léa réalise qu’elle n’est qu’un corps qui commence déjà à se faner.
Comme dans un épisode de Desperate Housewives, une voix off aux doux élans ironiques (dite par Stephen Frears himself) nous introduit l’histoire et propose notamment pendant le générique un court historique des courtisanes françaises, cartes postales d’époque à l’appui. Femmes de petites vertus, loin d’être sottes et encore moins d’être pauvres, ces demi-mondaines étaient un peu les starlettes des temps jadis. Et c’est à elles, on peut le dire, que la France doit ses plus belles pages de littérature, de la Dame aux camélias à Odette de Crécy, femmes capables de susciter les plus grands maux même si elles n’étaient pas le genre de ceux qui les adoraient. Chéri réveille également tout l’imaginaire du Paris des débuts du XXe siècle (l’histoire débute en 1906). Stephen Frears se garde bien de toute reconstitution « plaquée or » et préfère procéder par petites touches, à l’image des dialogues de Colette. Un détour chez Maxim’s par l’entremise d’une caméra euphorique, des plans pastels d’une beauté picturale proche des tableaux impressionnistes (cette image bleutée sublime en légère plongée où Michelle Pfeiffer longe le bord de mer), la musique d’Alexandre Desplat qui s’inspire des courants français en vogue dans les années 1900… autant d’éléments qui agissent comme la petite madeleine de Proust et nous font humer avec délectation l’atmosphère de cette Belle Époque. À ce sujet, on peut saluer l’excellent travail du chef opérateur Darius Khondji (à qui l’on doit notamment Delicatessen, Seven ou My Blueberry Nights). En dosant juste ce qu’il faut de la French touch pour éveiller l’imaginaire, Stephen Frears n’est clairement pas dans l’évocation d’un Paris de carte postale ni dans l’optique d’une adaptation académique et poussiéreuse. Lui qui, avec des films comme My Beautiful Laundrette (superbe drame homo tourné en 1986) ou The Queen (portrait ambigu de la reine Elizabeth II après la mort de Diana), a su porter un regard parfois dérangeant sur ses contemporains, se montre même avec Chéri en phase avec une certaine réalité de nos contemporains. Évidemment, les références paraîtront beaucoup plus futiles mais derrière cette histoire d’amour qui joue sur les écarts d’âge, il est difficile de ne pas trouver écho à cette nouvelle mode des actrices ou présentatrices TV se prenant d’affection pour les des petits jeunes qui pourraient être leurs fils, tendance hype qui fait les choux gras de la presse à scandale. Colette, avec Chéri mais surtout Le Blé en herbe qu’elle écrira quelques années plus tard, leur a un peu ouvert le voie. Le recours à certains procédés stylistiques qui fleurissent dans les séries américaines (on l’a vu l’usage qui est fait de la voix off, mais également l’utilisation d’une musique qui vient surligner de manière parfois trop intempestive les enjeux d’une scène) montrent également cette volonté de raccrocher son histoire à notre époque. C’est là toute la force et les faiblesses de Chéri qui s’enlise par moments dans une légèreté assumée quitte à s’empêcher d’accéder à une totale substance dramatique. On est sans doute plus proche du très efficace Mrs Henderson présente que de l’implacable Liaisons dangereuses.
Dans Chéri, la toujours étonnante Kathy Bates est un peu une Merteuil de pacotille. La scène où elle pousse Chéri dans les bras de Léa, par son jeu d’entrées et de sorties, de voyeurisme et de machination est en ce sens exemplaire. Mais finalement, il est difficile de la voir autrement que comme mère maquerelle d’un salon de cocottes vieillissantes, toutes condamnées à vivre des liaisons sans retour et à simuler les méfaits de l’âge sous un étalage de fards et de bijoux clinquants, quitte à passer pour de vieux travestis. Dans cette pièce sombre et surchargée – ce que vient amplifier l’horizontalité du scope –, encore plus kitsch que dix tableaux de Pierre et Gilles, défilent ainsi des ombres vivantes, présentées non sans ironie et qui sont inévitablement les projections de la destinée de Léa. Stephen Frears oscille constamment entre un regard cinglant sur cette société de vieilles courtisanes et une profonde empathie, notamment pour le personnage incarné par Michelle Pfeiffer. Celle-ci est clairement montrée en marge de ses consœurs dont la mère de Chéri qui ne vit exclusivement que dans la splendeur de ses souvenirs passés. Léa, elle, reste une femme indépendante, moralement et financièrement. Elle est également en phase avec la société française en plein progrès industriel. Le seul drame auquel elle doit faire face est son incapacité à pouvoir générer une sphère amoureuse au-delà du plaisir charnel. À ce sujet, la mise en scène est implacable et ne lui offre aucune issue. Les seuls moments où Chéri et Léa sont réunis dans un même plan sont ceux où ils s’abandonnent aux langages des corps. Dès qu’ils s’aventurent sur le terrain de l’intime, les champs/contrechamps les isolent, ou alors ils se font dos ou se parlent à travers les reflets des miroirs. Un autre plan révélateur, celui où Chéri renonce définitivement à Léa, pose sa tête sur ses genoux tel un enfant. Là encore, la caméra refuse de réunir les deux amants et préfère découper (d’abord le visage de Chéri, puis celui de Léa) plutôt que réunir par un travelling arrière ou un panoramique vertical. De même, lorsque Léa tente d’oublier le mariage de Chéri en se réfugiant dans un hôtel de Normandie, elle est immanquablement ramenée à son premier rôle, celui de corps désiré et fantasmé par les hommes. Un regard échangé avec un jeune homme venu avec sa mère suffit à réactiver les vieux réflexes de la courtisane. Voilà Léa qui réapparaît dans la salle à manger de l’hôtel, vêtue de sa plus belle toilette, femme fatale bien décidée à en venir à ses fins et à jouir encore des dernières lumières de son pouvoir de séduction. Et très vite Léa devra se résoudre n’embrasser Chéri que dans ses souvenirs, à convoquer de nouveau la valse qui les fit tournoyer lors de leur première étreinte avant de se rendre à l’évidence que ce jeune enfant gâté qui réapparaît dans l’embrasure de la porte d’un jardin d’hiver, bientôt s’enfuira du cadre.
L’adaptation cinématographique d’un roman comme Chéri s’impose alors comme une évidence. Car l’on peut facilement trouver des analogies entre le sort des courtisanes condamnées à n’être aimées que pour leur image et celui des actrices, qui à l’instar de la Norma Desmond de Sunset Boulevard peuvent flirter avec les pires excès pour avoir une emprise sur le temps et conserver la gloire d’une éternelle jeunesse. Chéri ne serait évidemment rien sans Michelle Pfeiffer qui embrasse avec subtilité et assurance ce rôle de femme mûre qui peut réveiller des obsessions personnelles, la réalité d’un « temps de l’innocence » qui s’éloigne. L’intelligence de Stephen Frears est de s’amuser par moments de la confusion entre le personnage et l’actrice, réactivant le panthéon des rôles (à costumes) qu’elle a interprétés par le passé. Comme dans le film de Scorsese notamment, elle joue une femme en marge rattrapée par ses sentiments ; comme dans le film de Scorsese toujours, elle est au cœur d’un trio amoureux mais devra renoncer à sa passion. Lorsque Chéri, après leur dernière nuit, quitte son appartement, elle le suit par la fenêtre et s’attend à ce qu’il se retourne. Dans Le Temps de l’innocence, c’est le statisme de Michelle Pfeiffer, sur le petit pont face à la mer, qui décida du destin de Daniel Day Lewis. Ici, c’est Chéri qui va de l’avant, sans regard pour son ex-maîtresse, et qui la laisse dans une éternelle solitude.