Profession : reporter réapparaît sur les écrans. Dans ce film, interprété par Jack Nicholson et Maria Schneider, Antonioni nous conte l’histoire d’un homme qui, pour échapper à sa vie médiocre, décide par un concours de circonstances de changer d’identité. Cet homme moyen, mal dans sa peau, ne se sentant chez lui nulle part, va tenter alors de renaître. Film sur la solitude et l’impossibilité de se projeter dans le monde, Profession : reporter est une œuvre dont Antonioni dit se sentir très proche. L’occasion, peut-être, de voir dans le personnage principal l’alter ego d’un cinéaste complexe et passionnant.
Petit rappel historique: Profession : reporter fait partie de cette période où Antonioni tourne hors d’Italie. L’Angleterre dans Blow-Up (1966), les États-Unis dans Zabriskie Point (1969), la Chine avec Chung Kuo – Cina (1972), l’Inde dans un court métrage très peu visible et intitulé Kumbha Mela, et l’Afrique, l’Allemagne, l’Angleterre et l’Espagne pour Profession : reporter (1975). Dans ce film, David Locke, reporter à l’éthique plutôt élastique, est en Afrique afin de prendre contact avec des rebelles. En revenant à son hôtel suite à une excursion catastrophique durant laquelle sa voiture s’est ensablée, il découvre que son voisin de chambre est mort. Celui-ci lui ressemblant physiquement, il décide d’inverser les identités et donc de se faire passer pour mort. Commence alors pour lui une nouvelle vie…
Quelle joie de changer de peau à un moment où l’on ne peut que constater sa médiocrité, son échec, quand chaque minute est pénible et que l’apesanteur vous cloue un peu plus à la surface d’un monde qui semble totalement vous ignorer. Quelle joie de changer de peau quand les souvenirs d’une ancienne vie deviennent inadmissibles, intolérables. Pourtant, il ne faudrait pas considérer cette décision folle de dire adieu à son existence passée en endossant la personnalité d’un autre homme comme la suite d’un fait marquant, d’une rupture tranchante aux conséquences irrémédiables. Non, ce ne sera pas un « big-bang » existentiel, mais bien une décision consécutive au hasard et à une accumulation de déceptions, de petits ratés qui font de vous un homme désespérément moyen. Pas vraiment de grand écart chez Antonioni, de clochard devenant roi, mais bien de simples hommes moyens empêtrés dans de mornes existences, sans vie, sans affect, sans éclat, lentement et sûrement dévorés par les habitudes et le renoncement, tentant de trouver un second souffle.
Tout le début du film, c’est-à-dire le moment précédant le changement d’identité, est une longue suite de plans absurdes et désespérants. Notre reporter, devant se rendre en mission afin de prendre contact avec des rebelles, comprend rapidement que rien ne marchera comme il le veut. La force d’Antonioni est de réussir à créer un tel climat par une succession de plans simples, sans effet, mais étonnamment étranges. La répétition des mouvements de caméra nous donnant à voir le désert n’a pas pour justification de décrire le paysage, mais bien d’enfermer le personnage, de l’écraser. Antonioni choisit de faire des panoramiques lents du désert mais toujours en incluant Nicholson, que cela soit au début ou à la fin du plan : le mouvement se finit ou commence sur Nicholson. Les lents panoramiques ont pour effet d’étirer l’espace, d’accentuer la sensation que nous avons de l’immensité désertique. Cette lenteur devient lourdeur et cette lourdeur écrase Nicholson. Sans que soit prononcé un mot, Antonioni parvient à nous faire sentir comme rarement l’isolement, la fatigue d’une vie qui se traîne péniblement.
Perdu dans un endroit qu’il ne connaît pas, sa solitude est immense : personne ne lui parle, ne semble faire attention à lui, si ce n’est pour demander une cigarette avec une froideur et un manque de politesse terribles. Toutes les personnes au milieu desquelles il se trouve sont posées là comme des figures non pas hostiles, mais indifférentes, déshumanisées et inquiétantes. Toutes ces figures ne se noient pas dans le désert ni ne se confondent entre elles. Elles ne forment pas un tout réuni autour d’une notion commune et uniforme qui serait l’inquiétante étrangeté. Chaque figure semble avoir une spécificité, attire notre attention, nous intrigue, qu’elle se trouve au premier plan ou qu’elle s’éloigne dans la profondeur de champs. Cette impression difficilement descriptible se voyait déjà dans Blow-Up quelques années auparavant. En revoyant ce dernier plusieurs fois, chaque figure, n’ayant par ailleurs aucune incidence sur le déroulement de l’histoire, aucun impact direct dans la construction du drame, est comme un détail précis, c’est-à-dire un détail dont on se souvient précisément.
Mais ces figures, si elles n’interviennent que rarement dans le récit même, font pourtant partie du monde dans lequel vit le personnage : elles créent un climat particulier à l’intérieur duquel est immergé le personnage. Cette indifférence, cette froideur qui peut sembler un détail anecdotique, forme en fait le quotidien, la morne banalité qu’il lui faut fuir. C’est au milieu des autres que Nicholson ressent pleinement son isolement, l’incapacité qu’il a à communiquer avec autrui. L’impossibilité de s’inscrire dans un paysage, d’avoir des relations avec autrui crée un sentiment de solitude constant qui, à la longue, devient insupportable. Le changement d’identité, le désir de renaissance sont en partie la conséquence d’un rapport à l’autre désastreux.
Si les lieux et la photographie dans Blow-Up rendaient les plans inquiétants, ceux-ci n’étaient pourtant jamais, comme dans Profession : reporter, si arides et si déprimants. Bien sûr, il y a un changement de climat, car nous ne sommes plus dans l’Angleterre pluvieuse. Mais tout de même ! Rarement a-t-on eu si peu envie de s’attarder dans tel ou tel endroit. Chaque nouvelle escale, chaque nouveau décor ne fait naître qu’un seul et unique désir : fuir. L’impression instinctive, animale, primaire de ne pas se sentir à sa place, de ne pas être à l’aise, et ce dès le premier contact. Face à ce constat, nous pouvons faire une supposition : Nicholson prend un genre de téléphérique qui passe au dessus de la mer et, durant le trajet, se penche à la fenêtre et tend les bras, comme un oiseau, comme si il volait au-dessus du vide, au dessus de l’eau. Plus tard, alors qu’il a rencontré Maria Schneider et qu’il roule avec elle dans une décapotable, la jeune femme se met à l’arrière du véhicule et se penche en écartant elle aussi les bras. Ses deux moments, simples, magiques, semblent suggérer que le salut ne peut que provenir du mouvement, et que celui-ci seul peut évoquer l’envol, c’est-à-dire le fait d’échapper à ce qui est terrestre, et précisément à ces lieux inhospitaliers. S’envoler, c’est échapper à l’apesanteur, c’est avoir l’impression de ne plus se traîner péniblement, fastidieusement, mais c’est aussi fuir, échapper au regard de l’autre.
Dans ce contexte lourd, à l’horizon bouché, l’apparition de Maria Schneider, merveilleusement belle et fraîche, vient ramener la vie. Idée simple, classique mais sublime que cette rencontre d’un homme seul et désespéré avec une femme qui va dorénavant l’accompagner dans son périple, tel un ange bienveillant. Parce qu’Antonioni a réussi à créer un contexte étouffant, l’arrivée de cette jeune femme vient soulager à la fois le spectateur et Nicholson. Elle aussi est en marge : solitaire et étrange, à la recherche d’on ne sait quoi, puisant ses rêves dans les livres, préférant lâcher un groupe d’amis avec lequel elle est en vacances à Barcelone pour mieux profiter seule des splendeurs architecturales de Gaudí. Nicholson la regarde comme un petit garçon perdu regarde une petite fille gentille et belle, aux yeux pleins de tendresse.
Mais que cela soit Harry et Monika dans le film de Bergman, Ferdinand et Marianne dans Pierrot le fou de Godard, ces histoires de rêveurs immatures plus ou moins en cavale, ne finissent que rarement bien. Ces couples en prenant la route échappent à la communauté, aux codes et au travail. Ferdinand, dans Pierrot le fou, est sans emploi et refuse les offres qu’on lui propose. Dans une soirée organisée par les parents de sa femme, il est seul, se rend d’une pièce à l’autre, d’une plan à l’autre, en passant devant des invités qui parlent comme des acteurs d’une publicité, posés eux-aussi comme des figures, comme des mannequins froids dans une vitrine. C’est suite à cette soirée et à sa rencontre avec Marianne qu’il décide de suivre cette dernière et de quitter, sans rien dire, son ancienne vie qui ne lui apporte plus rien. Participer à une soirée comme celle-ci, quand on ne souhaite pas y aller mais que les convenances l’exigent, c’est d’une certain façon jouer la comédie, dissimuler ce que l’on est pour ne pas troubler l’homogénéité de façade d’une certaine société. Mais à un moment de leur vie, ces hommes éprouvent le besoin de se revaloriser, de se sentir grand. Le visage souriant de Nicholson quand il prend l’identité du marchand d’armes montre qu’il est à la fois troublé et heureux de prendre part à une lutte armée visant à renverser un pouvoir en place. L’un des rebelles lui dit qu’il est content de voir qu’il s’intéresse à leur cause. Nicholson, bien qu’il ne comprenne pas vraiment où il vient de mettre les pieds, semble touché et peut-être fier, donne l’impression que sa nouvelle vie est plus romantique, qu’elle ressemble à un film. Le nouvel homme qu’il est devenu soutient apparemment une cause: il ne subit donc plus le présent mais contribue à instaurer une société nouvelle.
Antonioni disait se sentir proche de ce film et donc, peut-être, du personnage interprété par Nicholson. Alors, bien sûr, nos cerveaux enfantins, naïfs mais sincères ne peuvent que tenter de percer le mystère d’un homme, d’un cinéaste, à travers un personnage de fiction. La mise en scène d’Antonioni serait les yeux d’Antonioni et donc sa vision du monde : un homme qui ne se sentirait jamais à sa place et dont le rapport à autrui serait compliqué, voir impossible. Un homme qui se traîne péniblement dans la vie et dont la solitude ne peut être comblée que par le regard bienveillant d’une femme aimante.