Contrairement à un auteur comme Alberto Moravia, Pavese n’a que très peu attiré l’attention des scénaristes et cinéastes : Danièle Huillet et Jean-Marie Straub sont sans doute ceux qui ont le plus dialogué avec l’écrivain, avec De la nuée à la résistance en 1978, Ces rencontres avec eux en 2006 et Le Genou d’Artémide en 2008. En 1955, après Chronique d’un amour, Les Vaincus et La Dame sans camélias, Antonioni s’inspire d’une de ces nouvelles pour réaliser son quatrième long métrage : Femmes entre elles, Lion d’argent au Festival de Venise en 1955.
Le métier de vivre
Dans un entretien avec Lietta Tornabuoni en 1978, Antonioni dit à propos de son adaptation de la nouvelle de Pavese : « Tra Donne Sole, le récit de Pavese dont j’ai tiré Le Amiche, était magnifique, et je ne lui ai pas du tout été fidèle. » Tra Donne Sole – littéralement « Entre femmes seules » – paraît quatre ans après la fin de la guerre, en 1949, dans le recueil Le Bel Été. Un an plus tard, l’écrivain se suicide, laissant ces derniers mots sur son journal intime – qu’il a lui-même intitulé Le Métier de vivre – « Tout cela me dégoûte. Pas de paroles. Un geste. Je n’écrirai plus. » Antonioni partage dans une certaine mesure le pessimisme existentialiste de Pavese, et le thème du suicide, qui ouvre la nouvelle qu’il choisit d’adapter, est au cœur de toute son œuvre, depuis son premier long métrage en 1950, Chronique d’un amour. Juste avant Entre femmes seules, en 1953, il avait participé, aux côtés de Carlo Lizzani, Alberto Latuada, Dino Risi, Federico Fellini et Francesco Maselli, au film-enquête de Cesare Zavattini, L’Amour à la ville. Or l’épisode antonionien de ce film, qui devait être le premier numéro d’une revue cinématographique filmée, est une enquête sur le suicide, dans laquelle le cinéaste interroge cinq jeunes filles ayant tenté de mettre fin à leurs jours et propose des reconstitutions de leur geste. Son film suivant, Le Cri, se termine par le suicide d’Aldo. Puis il y aura la disparition mystérieuse d’Anna dans L’Avventura, Giuliana dans Le Désert rouge, la Reine dans Le Mystère d’Oberwald, et d’infinies variations sur le thème de la difficulté de vivre, l’effacement de soi, la disparition, l’éclipse.
On a fait d’Antonioni le cinéaste de l’incommunicabilité et de la modernité : il est en tout cas l’un des plus fins analystes des relations humaines et des mobiles qui mettent les êtres en mouvement, les uns (tout) contre les autres. L’histoire de Femmes entre elles – du livre comme du film – se déroule à Turin, où Clelia (Eleonora Rossi Drago) vient ouvrir une succursale d’un magasin de mode romain. Turin est sa ville natale, mais ce retour sur les lieux de l’enfance commence par un tragique événement : le soir où elle arrive à l’hôtel, sa voisine de chambre tente de mettre fin à ses jours. Clelia se trouve alors emportée dans le tourbillon mondain de la petite société bourgeoise à laquelle appartient la jeune femme, Rosetta. Gravitent dans cet univers clos un petit groupe d’« amies » – Le Amiche est le titre original du film d’Antonioni : Mariella, Nene (Valentina Cortese), Rosetta (Madeleine Fischer) et Momina (Yvonne Furneaux), bourgeoise mariée mais séparée, cynique et oisive, qui tire les ficelles de tout ce petit monde pour divertir son ennui. Et des hommes : Lorenzo (Gabriele Ferzetti), Carlo (Ettore Mani), Tony, Cesare (Franco Fabrizi, un des vitelloni de Fellini). Les configurations mouvantes de ces astres qui ne sont pas tous dupes de leur éclat et tentent de masquer la vanité de leur existence et de leur être. « Le mobile amoureux du suicide, écrit Antonioni, n’est que la goutte d’eau qui fait déborder le vase d’un ennui de vivre, d’une impossibilité d’établir un lien avec la vie, qui sont les motifs de Pavese. »
Le « néoréalisme intérieur »
Adaptant la nouvelle de Pavese six ans après sa publication, Antonioni déplace l’histoire de 1949 à 1955, dans une Italie qui n’est plus celle des ruines de l’après-guerre et du néoréalisme. « Il m’apparut plus intéressant, après que le cinéma italien eut analysé les personnages dans leur rapport à la société, de retourner le néoréalisme vers l’intérieur des individus. Or la bourgeoisie était pour moi une obsession culturelle : je me demandais pourquoi la bourgeoisie italienne n’avait jamais été à la hauteur, et si l’avenir serait différent. » L’univers qui avait été celui du néoréalisme n’apparaît plus dans le film que comme un hors-champ rendu visible le temps d’une courte échappée de Clelia dans le quartier de son enfance : une cour d’immeubles populaires, à mille lieues des riches habitations de ses nouvelles « amies » et de leurs excursions à la mer. Le drame de Clelia est qu’elle éprouve envers chacun de ces deux univers hermétiques un mélange d’attirance et de répulsion. Elle est parvenue, par le travail, à s’extraire de son milieu d’origine, et est d’abord attirée par la bourgeoisie turinoise comme le papillon par la lumière : mais elle s’y brûle vite les ailes, découvrant que les relations au sein du groupes d’amies sont faites de solitude de cruauté, de superficialité. Le film s’ouvre sur l’arrivée de Clelia et le suicide manqué de Rosetta, il se termine sur le suicide réussi de Rosetta et le départ de Clelia. Mais si Rosetta et Clelia sont les seules à fuir ce monde, elles ne sont pas les seules à être conscientes de de sa vanité : Antonioni dessine des personnages complexes, aussi lucides que lâches, s’agitant en vain, en mouvement perpétuel dans un espace clos.
Cinéma architectural
« Lorsqu’une histoire se détache des mots qui l’exprime, et qui en font un récit accompli d’un point de vue artistique, que reste-t-il ? Il reste l’équivalent d’un fait divers lu dans un journal, du récit d’un ami, d’un événement auquel nous avons eu l’occasion d’assister, d’un fruit de notre imagination. Voilà le nouveau point de départ. Il s’agit ensuite de dérouler, de modeler, d’articuler la matière redevenue brute dans un autre langage, avec toutes les conséquences que cela comporte. À ce stade, le texte original peut même devenir une entrave. » De l’adaptation par Antonioni de la nouvelle de Pavese (nouvelle racontée à la première personne), évoquons un point, seulement. Le langage d’Antonioni, c’est l’espace, la mise en espace, et donc la mise en scène. Ainsi du magasin que Clelia est chargée d’ouvrir à Turin : encore en travaux lorsqu’elle arrive, les murs blancs, ouvert de toutes parts, ouvert à tous les possibles, à toutes les circulations, il est, dans la seconde partie du film, un lieu achevé, un espace de représentation où déambulent les mannequins parées de riches atours. C’est justement là que Clelia explose à la fin du film, envoyant à la figure de Momina ses quatre vérités, risquant par là-même de perdre sa place. La longue scène de l’excursion à la mer – déplacée, amplifiée et transformée par Antonioni et ses coscénaristes Suso Cecchi d’Amico et Alba de Céspedes – est un chef d’œuvre de mise en scène des rapports de groupes, les tensions s’inscrivant dans l’espace par les rapports de masse dans l’image, les contrastes du noir et blanc (la photographie est de Gianni Di Venanzo), les choix des cadrages, les mouvements de caméras, le montage.

Le premier plan matérialise la structure du groupe féminin, réuni sur une terrasse panoramique de marbre blanc, surélevée : les femmes y sont à la fois déconnectées les unes des autres et enfermées ensemble par la géométrie rectangulaire du lieu, son isolement chromatique, et les barrières qui le délimitent. Ainsi filmées dans un plan large, en plongée, les femmes sont presque anonymes, interchangeables, et semblent des pions sur une scène coupée du monde. La sensibilité architecturale et picturale d’Antonioni est ici au service de la mise en scène des rapports de groupe et de la nature des conflits qui en anime les membres. La dialectique entre la solitude – revendiquée, c’est-à-dire l’indépendance, ou subie – et le besoin du regard des autres trouve son répondant dans l’importance des supports de représentations dans le film, depuis le portrait que Lorenzo fait de Rosetta et qui déclenche l’amour malheureux de la jeune femme – « Tu peignais mon visage, et c’était comme si tu me caressais », lui avoue-t-elle plus tard – jusqu’au défilé de mode qui donne envie à Mariella de se marier, pour porter une belle robe, en passant par le tableau des trois jeunes filles qui se trouve derrière Clelia, Momina et Nene, dans la scène qui scelle leur amitié.

Plus loin, la fenêtre derrière laquelle s’embrassent Momina et Cesare fonctionne comme un écran de cinéma.
Le DVD édité par Carlotta
Le laboratoire L’Immagine Ritrovata (« L’image retrouvée ») de la cinémathèque de Bologne montre de nouveau son excellence avec cette restauration du quatrième long métrage d’Antonioni. Le DVD édité par Carlotta propose en outre deux bonus : la bande-annonce d’époque, et un riche commentaire du film par Aurore Renaut, spécialiste du cinéma italien : l’auteur situe le film dans son rapport avec l’œuvre de Cesare Pavese et avec le cinéma italien antérieur – le néoréalisme, dans son contexte géographique – la ville de Turin, et propose une belle analyse des jeux relationnels – et cruels – qui mettent en mouvement toute cette petite société oisive, en s’appuyant avec précision sur des scènes du film. Elle ouvre pour finir sur la filmographie postérieure d’Antonioni, continuelle investigation sur les mécanismes de l’âme humaine.