La Chine – Chung Kuo, documentaire tourné par Antonioni en 1972 sur l’invitation du gouvernement chinois, sort en salle cette semaine, après trente d’existence « souterraine ». À cette occasion, Carlotta édite un remarquable coffret, présentant le film en version intégrale (le film était sorti en France, mais dans une version plus courte), et offrant deux bonus inédits et un livret passionnant, qui retracent le contexte de réalisation du film et les raisons d’une censure qui dura plus de trente ans. L’on n’en attendait pas moins de Carlotta, qui édite un nouvel objet de collection pour cinéphile.
Au début des années 1970, la Chine entre dans une phase apparemment plus « souple » de la Révolution Culturelle, et cherche à renouer avec les pays du bloc capitaliste. Cette ouverture, largement impulsée par Zhou Enlai, se traduit par l’appel d’intellectuels occidentaux, au regard plutôt bienveillant sur le communisme, à venir découvrir le visage de la Chine nouvelle. C’est ainsi qu’Antonioni débarque à Pékin en 1972, pour y tourner un documentaire. Le genre n’est pas inconnu du cinéaste : c’est en effet par là qu’il était entré en cinéma, avec Les Gens du Pô ou Nettoyage urbain. Mais en Chine, Antonioni n’a pas tout à fait la même liberté de mouvement qu’en Italie : l’itinéraire résulte d’une semaine d’âpres négociations, et un « guide » s’embarque avec l’équipe pour guider le cinéaste dans cet immense pays, bien sûr… Il s’agit surtout de surveiller le tournage.
La Chine – Chung Kuo, né sur commande et sous le contrôle du gouvernement chinois, est une œuvre remarquablement personnelle, dans laquelle on retrouve tout ce qui fait la beauté de L’Avventura, de La Notte ou du Désert rouge : la construction d’une temporalité et d’un espace à partir de l’attention portée à l’homme. La Chine d’Antonioni, c’est avant tout un regard posé sur des visages, l’accueil d’une réalité mystérieuse et dense, qui vient mettre en péril les idées reçues et les images préconçues. Le film aura la vie courte, censuré par le gouvernement chinois pendant plus de trente ans. Ce n’est qu’en 2004, grâce à l’action de l’Institut culturel italien à Pékin (en la personne de son directeur Francesco Scisci) et à la faveur d’une rétrospective consacrée au réalisateur italien à la Beijing Film Academy, que le film est enfin projeté en Chine. L’événement est sans aucun doute à l’origine de la « redécouverte » du film. En Italie d’abord : la Feltrinelli a édité en 2007 un très beau coffret, qui serait un utile complément « italien » au DVD édité par Carlotta (interview de Marco Bellocchio, et livret contenant des textes d’auteurs italiens, parmi lesquels Moravia). Le DVD édité par Carlotta en 2009 n’a néanmoins rien à lui envier.
Le film en lui-même a été l’objet d’un remarquable travail de restauration du film, et est disponible pour la première fois en DVD et en version intégrale. Ne serait-ce que pour cette raison, le DVD mérite notre attention. La division en de très nombreux chapitres est loin d’être un détail négligeable, étant donné que le documentaire dure 3h30. Mais l’intérêt de cette édition tient aussi à la qualité des bonus inédits qui complètent le film. Dans « Le regard imposé », Carlo Di Carlo, ami intime et collaborateur de longue date d’Antonioni, auteur de livres passionnants sur le cinéaste et réalisateur du film Antonioni su Antonioni, revient en détail sur le contexte de réalisation et de réception du film. Sur les contraintes imposées au cinéaste tout d’abord : avec vingt-deux jours de tournage accordés pour poser un regard sur un demi milliard de Chinois, Antonioni est pressé par le temps et décide, avec Luciano Tovoli, de tourner en caméra à l’épaule. Il évoque ensuite la dimension nouvelle de ce regard posé sur la Chine, étayé par la liberté, la surprise, l’objectivité. Le film d’Antonioni est un contre-Joris Ivens, qui réalise en 1973 Comment Yukong déplaça les montagnes : La Chine – Chung Kuo n’est pas un film sur la Chine, mais des « notes filmées sur les Chinois » (Antonioni), sans ambition idéologique. C’est une « preuve d’amour » (Carlo Di Carlo) pour la Chine. L’ami d’Antonioni évoque enfin les réactions et la destinée du film, jusqu’à la rétrospective organisée en 2004 à l’Académie de cinéma de Pékin, et où Carlo Di Carlo se rendit à la place d’un Antonioni alors très malade.
Le bonus sur « La Chine de Mao » offre un complément historique clair et approfondi, fait par Pierre Haski. Le co-fondateur de Rue89 découvrit le film d’Antonioni alors qu’il préparait son installation en Chine, où il passa cinq ans (de 2000 à 2006) en tant que correspondant à Pékin pour Libération. Pensant retrouver la Chine d’Antonioni, il s’aperçoit à son arrivée du saut incroyable dans la modernité effectuée par la Chine dans les années postérieures au documentaire. Pierre Haski analyse de manière tout à fait pertinente l’écart entre la Chine révélée par le film d’Antonioni et les images « officielles », et revient lui aussi, de manière plus détaillée que Carlo Di Carlo, sur les luttes politiques internes au parti, qui conduisirent à l’instrumentalisation du film par la « Bande des quatre » dans la lutte contre Zhou Enlai. Critiquer le film d’Antonioni devint signe d’orthodoxie, pour des millions de personnes… qui ne l’avaient pas vu (le film ne fut jamais présenté aux Chinois). La partie la plus intéressante de cet exposé réside néanmoins dans l’étude socio-économique de la Chine de Mao (la faiblesse de l’industrie ; le réel accent mis sur l’éducation et la santé, expliquant la nostalgie d’une partie de la population pour une période qui garantissait une sécurité minimale ; l’ambivalence entre la volonté de modernisation et certains piliers indestructibles de la culture chinoise) et dans le prolongement du regard sur la démaoïsation et la Chine contemporaine. En conclusion, Pierre Haski cite l’Essai sur la Chine de Simon Leys, critique virulente de ces intellectuels naïfs passés à côté de la réalité dramatique, de l’envers du décor chinois. Sans être totalement infondée, la critique est selon lui un peu sévère, et le film d’Antonioni est un très beau témoignage sur une Chine dont on n’a gardé pas gardé de traces, sinon les images de propagande.
Enfin, le livret d’accompagnement, après un extrait de la présentation faite par Carlo Di Carlo pour la rétrospective à l’Institut Culturel Italien et à la Beijing Film Academy, reproduit un texte, écrit par Antonioni, intitulé « Est-il encore possible de tourner un documentaire », dans lequel le cinéaste revient sur son expérience chinoise, sur sa « tentation de la Chine », sur ses idées préconçues et sur ce qu’il parvint à comprendre des Chinois, de leur comportement, de leur rationalité, de leur sérénité. Les trois documents qui suivent semble être un commentaire d’une affirmation faite par Antonioni dans ce texte : « Je crois encore, après tant d’années de cinéma, que les images ont un sens. » Il s’agit de trois textes qui abordent la question de l’image sous des angles très différents. L’attaque en règle publiée dans Le Quotidien du peuple en janvier 1974, sous le titre « Intention perverse, truquages méprisables », dépèce le film « anti-Chine » d’Antonioni, membre de la « clique soviétique, traîtresse et révisionniste, qui tire les ficelles de ces activités internationales antichinoises ». Pure merveille de mauvaise foi et de paranoïa, l’article étudie dans le plus grand détail la mise en scène, le montage, les thèmes traités dans le film, afin de constituer en creux un véritable bréviaire à l’usage du bon petit maoïste. L’auteur ne craint pas de conclure sur l’ouverture de la Chine communiste : « dans nos relations aux autres, nous n’imposons jamais notre point de vue ». On se demande bien pourquoi le film d’Antonioni sera l’objet d’attaques et d’articles violents, de la part de personnes qui ne l’auront jamais vu… Le texte publié par Serge Daney dans Les Cahiers du cinéma, intitulé « La Remise en scène », ainsi que l’extrait du livre de Susan Sontag Sur la photographie partent justement de l’article du Quotidien du peuple pour poser en des termes plus généraux la question de l’image et de la mise en scène, et abordent la question de leur fonctionnement et de leur signification dans deux contextes culturels différents. L’analyse est complexe et d’une grande intelligence, et intéressera sans aucun doute tous les passionnés de l’image. Tout comme ce très beau DVD édité par Carlotta intéressera les passionnés d’Antonioni, et ceux qui veulent découvrir un regard original sur la Chine.