Après Profession : reporter, il faut attendre cinq ans pour voir un nouveau film de Michelangelo Antonioni sur les écrans – et il s’agit, en l’occurrence, d’écrans de télévision. Le Mystère d’Oberwald, adapté de L’Aigle à deux têtes de Cocteau, déroute : film en costumes, mélodrame historique, très dialogué, il semble bien peu « antonionien ». Il est pourtant l’occasion, pour Antonioni, d’un travail expérimental sur les possibilités chromatiques offertes par la vidéo.
Le mystère du Mystère : Antonioni avec Cocteau
Pourquoi adapter L’Aigle à deux têtes, de Cocteau ? « Ce n’est pas un choix, c’est un hasard. On peut aussi ironiser sur cela, et dire que le “mystère” consiste dans ce pourquoi j’ai fait ce film. » En réalité, Antonioni le fait pour Monica Vitti, à qui on a proposé d’interpréter le personnage de la Reine dans l’adaptation télévisée de la pièce de Cocteau. Mais il le fait aussi pour lui, pour tourner de nouveau, et parce que le tournage en vidéo lui offre un terrain encore inexploré.
La rencontre avec l’univers de Cocteau n’est pas évidente : « Disons que j’ai fait de mon mieux pour atténuer le choc. » Cocteau avait écrite la pièce de théâtre en 1946 pour Jean Marais et Edwige Feuillère, et l’avait lui-même adaptée au cinéma en 1948 avec ces mêmes acteurs dans les deux rôles principaux : la Reine veuve recluse dans son château avec le portrait de son époux adoré et le poète anarchiste chargé de la tuer, qui succombe à ses charmes et à son esprit libertaire. Cocteau avait pris pour modèle de ce couple l’excentrique Louis II de Bavière et sa cousine Élisabeth d’Autriche – couple mythique déjà interprété en 1972 par Helmut Berger et Romy Schneider dans Ludwig de Visconti. Et il est vrai que c’est plutôt à Visconti qu’à Antonioni que l’on aurait songé pour une adaptation de L’Aigle à deux têtes. Aldo Tassone fait à ce sujet une remarque très juste, disant que l’œuvre de Cocteau était aussi peu perméable à l’univers antonionien que celle Camus à l’univers de Visconti. Ludwig, écrit-il, reflète le climat de L’Aigle à deux têtes, et Profession : reporter est un Étranger contemporain. Mais le constat qu’il fait d’une œuvre manquée ne rend pas justice à l’originalité et au charme étrange qui se dégage du Mystère d’Oberwald.
Antonioni et Tonino Guerra (qui l’accompagne depuis L’Avventura, à l’exception de Profession : reporter) modernisent le drame : ils déplacent l’action au début du XXe siècle et épurent les dialogues et les éléments de mise en scène de l’emphase qui se trouvait chez Cocteau. Le rythme est ralenti, le jeu des acteurs est délesté de tout pathos, au point d’aller vers un certain hiératisme. Le mélodrame est tiré vers une sorte d’épure narrative et de stylisation formelle, que l’on peut trouver maladroite – le spectateur reste à distance du drame qui se joue – mais qui déplace en réalité l’histoire sur un plan onirique.
La couleur des sentiments
L’une des raisons qui pousse Antonioni à tourner ce film, c’est précisément qu’il s’agit d’un téléfilm. Il n’est pas le premier à s’intéresser à la télé : depuis le début des années soixante, Rossellini en a fait son moyen d’expression privilégié dans un souci pédagogique. Ce qui attire Antonioni est très différent : il y voit un laboratoire, la possibilité d’expérimentations formelles, et notamment d’un travail pictural impossible au cinéma. Ce n’est qu’en 1964 que le réalisateur avait tourné son premier film en couleurs : Le Désert rouge, à propos duquel il disait vouloir peindre la pellicule comme une toile, et « mettre à profit les moindres ressources narratives de la couleur, de telle façon que celle-ci soit en harmonie avec l’esprit de chaque scène et de chaque séquence. » Dans Le Mystère d’Oberwald, Antonioni, aidé de Luciano Tovoli, va plus loin : les couleurs sont liées aux sentiments des personnages, s’attachent littéralement à eux – ainsi, le halo violet qui suit partout l’abominable comte Föhn –, ou évoluent dans une même scène au rythme de leurs passions. Antonioni travaille donc en vidéo, face à une console qui lui permet de modifier en direct, au tournage, les couleurs de l’image ou d’une partie de l’image. Ce jeu des couleurs fait du Mystère d’Oberwald un film féérique, ou fabuleux, et la naïveté des associations chromatiques contribue autant que le récit à tirer l’histoire vers le conte.
L’archaïque et le moderne
Il est vrai que le report sur pellicule n’est pas entièrement satisfaisant : pourtant, projeté sur grand écran, le film y gagne une beauté particulière, celle précisément des films muets dont l’étrangeté – et la poésie – vient autant de la spécificité de leur langage que du passage du temps sur la pellicule même. Dans le bonus du DVD, Aurore Renaut fait justement le lien avec les pellicules teintées du cinéma muet. Or, par le travail sur l’image qu’il effectue, Antonioni donne corps à l’un des motifs du récit de Cocteau, qui est, précisément, l’image, en tant que lieu ambivalent de présence et d’absence, de vie et de mort. Toute la première séquence situe l’histoire dans un univers gothique – le château, la nuit, les éclairs, et la chasse dans l’obscurité du sous-bois, qui évoque à la fois Les Chasses du comte Zaroff (c’est un homme que l’on traque) et Nosferatu (par l’importance du bestiaire). Or le jeu de la couleur verte sur les images sombres, battues par la pluie et le vent, donne une dimension spectrale à ces images, et a fortiori à la proie à peine visible. Sébastien parvient à échapper à la police, et pénètre dans la chambre de la reine, qu’il est venu tuer. La surdétermination des images pendant toute cette séquence (la carte de la Mort que la reine tire ; le portrait du roi défunt, dont Sébastien qui en est le sosie, semble être le spectre revenant), la dialectique de l’absence et de la présence, de la mort et de la vie (la reine, qui n’existe longtemps que dans le hors-champ et n’apparaît que voilée de noir, est une morte-vivante dans ce château qu’elle semble avoir choisi pour tombe ; le roi, décédé, est omniprésent par la chaise vide qui est la sienne à table et par le portrait qui le figure), le jeu du miroir et du double (la reine et l’anarchiste sont précisément conçus en miroir, chacun étant – malgré les apparences – le reflet de l’autre) plongent le film dans une atmosphère fantastique. Ce ne sont pas seulement le récit et la mise en scène qui font des personnages des fantômes, mais aussi les expérimentions du tournage vidéo et le transfert sur pellicule. Jean-Louis Leutrat a bien montré en quoi le fantastique au cinéma a partie liée avec le fantastique du cinéma, c’est-à-dire avec la nature elle-même fantastique – fantomatique – de l’image cinématographique. Outre le travail expérimental sur la couleur, Antonioni recourt à divers trucages pour faire apparaître ou disparaître des personnages, les dédoubler, trucages qui ramènent eux aussi au cinéma des origines. « Les historiens de l’art et de la littérature, écrit Giorgio Agamben, savent qu’il y a entre l’archaïque et le moderne un rendez-vous secret, non seulement parce que les formes les plus archaïques semblent exercer sur le présent une fascination particulière, mais surtout parce que la clé du moderne est cachée dans l’immémorial et le préhistorique. »
Une réception en dents de scie
Le film est accompagné d’un commentaire très éclairant d’Aurore Renaut, spécialiste du cinéma italien, qui étudie précisément le travail d’adaptation par Antonioni de l’œuvre de Cocteau. Elle met aussi en évidence les paradoxes de l’accueil fait au film. Étrangement, dit-elle, on a reproché à Antonioni de fermer les yeux sur l’actualité italienne de l’époque – le terrorisme d’extrême-droite et d’extrême-gauche, alors que les mots d’anarchisme, terrorisme, attentat, sont des leitmotive du film. Plus que les mots, d’ailleurs, les jeux d’alliance, de manipulations, de chantage, de stratégies politiciennes – avec, au cœur de tout cela, le personnage du chef de la police, le comte Föhn (Paolo Bonacelli) – ne cessent de faire signe vers l’actualité. De manière plus générale, le film, projeté à Venise en septembre 1980, surprend, embarrasse même. Pourtant, le film n’est pas un « mystère » complet dans l’œuvre d’Antonioni, dont le goût pour les expérimentations plastiques trouve dans les années 1980 une nouvelle forme d’expression, avec les Montagnes enchantées, minuscules aquarelles qu’il peignait, puis photographiait, et agrandissait parfois démesurément pour en tirer des œuvres aussi belles qu’énigmatiques.