La postérité d’une œuvre saurait-elle lui rendre sa juste mesure ? La question mérite d’être reposée pour Michelangelo Antonioni, disparu en 2007 et célébré ces jours-ci par une ambitieuse exposition à la Cinémathèque française qui le consacre pape du pop. Après les nouvelles vagues asiatiques, qu’elle a durablement marquées, son influence se poursuit, pour le meilleur (Michael Mann, la série Mad Men) et pour le pire (l’épigone Sorrentino, qui vulgarise tout ce qu’il touche). La ressortie concomitante en salles, cette semaine, de La Nuit (1961) et de L’Éclipse (1962), en versions numériques restaurées, est l’occasion de revenir sur la rupture épistémologique, inaugurée avec L’Avventura (1960), de l’art antonionien. Soucieux d’égaler la littérature moderne par un langage qui se voulait tout sauf discursif, il s’offre pourtant au regard, un demi-siècle plus tard, dans son absolue lisibilité.
Fuir vers soi-même
Car, faut-il le dire à l’adresse de ceux et celles qui le découvriraient aujourd’hui, le cinéma d’Antonioni n’a rien d’ennuyeux ni d’aride, et encore moins de démodé. Son goût de l’abstraction et de l’épure lui confère paradoxalement une clarté qui n’a jamais été plus vive que dans cette Nuit où Lidia (Jeanne Moreau) puisera la certitude de ne plus aimer son mari. Conçue en réponse à La Dolce Vita de Fellini, à qui elle ravit son interprète principal, Marcello Mastroianni, La Notte est un précurseur du film d’errance nocturne, un courant aussi souterrain que fertile qui, de Mulholland Drive à Holy Motors, en passant par Under the Skin, continue d’accoucher d’œuvres follement audacieuses. Quant à L’Éclipse, film de jour baigné d’une lumière surnaturelle, il transforme Rome et ses abords en décor quasiment lunaire, prolongement du Milan interlope où se perdait Lidia. Circulant de l’un à l’autre, le spectateur suit des silhouettes de femmes emportées par leurs lignes de fuite jusqu’aux confins des villes, dans les interstices d’une urbanité déclinante et pourtant en pleine expansion, où même les épiphanies de la dérive psychogéographique ne sont pas permises. « Voyageurs sans bagages ni destination, les personnages d’Antonioni sont des vagabonds du sentiment. Il serait faux pourtant de ne voir dans cette errance qu’une fuite de soi : elle est aussi recherche de son identité propre. S’égarer, se perdre dans le concret de la nature ou des choses est aussi une façon de se retrouver, une fuite vers soi-même. »
Si du cinéma d’Antonioni, Gilles Deleuze a pu dire qu’il est une « analyse critique de la décadence », il s’agit alors d’une décadence à la fois amoureuse et sociale, qui a pour corollaires la perte de transcendance et l’extinction du désir (féminin). Lassée de Marcello Mastroianni et d’Alain Delon avant même d’avoir couché avec eux, Monica Vitti a pour seule prérogative de savoir ce dont elle ne veut pas. Les femmes auxquelles elle prête sa beauté marmoréenne ne s’animent que le temps d’intermèdes fantaisistes – un jeu improvisé sur un échiquier géant (La Nuit), un vol de plaisance à travers les nuages ou une soirée entre amies pendant laquelle elle se grime absurdement en Africaine (L’Éclipse). Voilà le genre de trivialités auxquelles employer son temps dans un monde où l’amour est corrompu dès le stade de la séduction, désormais aux mains d’hommes obsédés par la spéculation ou plus bassement opportunistes encore: au début de La Nuit, il faut voir avec quel entrain Giovanni jette son dévolu sur une jeune nymphomane hospitalisée dans la chambre voisine de l’ami agonisant auquel lui et sa femme viennent tout juste de rendre visite.
Films charnières
Peut-être davantage encore que L’Avventura, avec lequel ils forment une trilogie de la modernité, ces faux-jumeaux que sont La Nuit et L’Eclipse opèrent la synthèse parfaite entre le néoréalisme dont Antonioni est issu et un formalisme que Le Désert rouge (1964) radicalisera. C’est la porte d’entrée idéale à partir de laquelle se familiariser avec les (non)-lieux de son œuvre antérieure et ultérieure. La maîtrise implacable avec laquelle le natif de Ferrare y affirme ses parti-pris de mise en scène est toutefois trompeuse. Des deux films, il ressort une extraordinaire cohérence visuelle où rien, du choix des compositions, des cadrages et du montage (notamment les ellipses), n’a été laissé au hasard. Mais la confiance absolue de ce geste démiurgique n’occulte jamais les contradictions profondes avec lesquelles les créatures antonioniennes sont aux prises. Inaptes au bonheur, livrées à elles-mêmes, les femmes sont tenues de dresser le constat d’échec auxquels maris et amants se refusent, aliénés par leurs engouements du jour (ainsi le terrible oubli de Giovanni qui, dans La Nuit, ne se souvient plus être l’auteur d’une lettre d’amour que lui lit Lidia).
Ce cheminement solitaire s’accomplit au fil d’étapes parfois très mondaines, activatrices de passions violemment contraires. L’univers d’Antonioni est certes moins peuplé que celui de Fellini, mais on s’y agite beaucoup aussi, vainement, le temps d’une fête donnée dans une luxueuse villa de la banlieue milanaise ou à la Bourse de Rome, filmée comme un gallodrome aux parieurs déchaînés. Le tropisme documentaire d’Antonioni investit d’un quasi-objectivisme son regard, dressant la société entre des êtres qui renoncent progressivement à l’usage de la parole et font l’apprentissage douloureux de leur vide existentiel. N’importe laquelle de nos angoisses contemporaines pourrait se substituer à la Guerre froide, tout juste évoquée ici par la une d’un quotidien, et qui sert de toile de fond aux deux récits. C’est tout particulièrement vrai de la coda bouleversante de L’Éclipse, qui alterne huit minutes durant travellings et cadrages ciselés au rythme languissant de la partition de Giovanni Fusco. Un à un, la Vitti en tête, les humains désertent les plans, qui s’auréolent d’une menace diffuse, jusqu’à la tombée de la nuit. Loin de nous avoir désertés, ces images au pouvoir de fascination intact y ont déposé cette « traînée de larmes et d’étoiles » dont Antonioni fut la miraculeuse comète.