À une semaine d’intervalle sortent deux « biopics » français qui tentent, chacun à leur manière, de redéfinir la grammaire du genre et d’en dynamiter les conventions. Après la Barbara de Mathieu Amalric et Jeanne Balibar, Michel Hazanavicius s’attaque à une autre figure publique, aussi louée que controversée : celle de Jean-Luc Godard, avec l’appui d’un acteur on ne peut plus opposé physiquement du « personnage » qu’il incarne, Louis Garrel. On s’en doute, la démarche du tandem est plus facétieuse que révérencieuse. Une comédie populaire sur le tournant politique de la carrière du cinéaste, pourquoi pas ? D’autant que Hazanavicius choisit de mêler l’intime à la création, en adaptant le livre d’Anne Wiazemsky, Une année studieuse, récit de sa rencontre avec Godard, du tournage de La Chinoise, de leur mariage, de la folle année 1968 et de l’érosion de leur couple. De l’Art ! De la politique ! De l’amour ! Du sexe ! Et le regard d’un réalisateur d’aujourd’hui, qui choisit de déboulonner affectueusement la statue du commandeur.
Si ce n’est Godard, c’est donc un autre
Il n’est pas nécessaire de connaître l’oeuvre ou la vie de Godard pour voir le film. Il n’est pas non plus nécessaire d’aimer Godard pour être néanmoins quelque peu hébété devant ce Redoutable qui ressemble tout de même beaucoup à un solde de tout compte. La comédie ici a bon dos et elle permet de justifier beaucoup des parti-pris de Hazanavicius, qui tourne le bonhomme en ridicule du début à la fin. Le Godard / Garrel du Redoutable, donc, est déjà une icône et quelque peu embarrassé d’être considéré comme tel. Il est très amoureux de sa chère Anne (Stacy Martin, atone) et, par conséquent, terriblement jaloux, souvent méprisant, voire carrément misogyne (puisque JLG manigance pour empêcher Anne de tourner nue, Hazanavicius filme Garrel en plan fixe, totalement à poil, dans une des nombreuses blagues méta dont le film regorge). Ce qui intéresse Godard, c’est la politique, la révolution, et il considère que le cinéma est mort, y compris le sien. Mort aux flics, mort à la bourgeoisie, mort aux cons, et tant pis si Hazanavicius fait de Godard le roi des crétins, une farce ambulante tellement détestable avec tout le monde, en particulier ses proches, que l’on se demande avec peine pourquoi Anne et ses amis ne l’envoient pas paître plus tôt ? Ah ! Mais si ! Parce que c’est Godard, le réalisateur d’À bout de souffle et de Pierrot le fou, et que peut-être que lorsque sa lubie d’un cinéma politique lui sera passée, il reviendra à ce qu’il sait si bien faire. Le Godard de Hazanavicius est le récit d’un espoir déçu : que le génie cesse de s’auto-saborder, qu’il retrouve ses esprits et fasse le cinéma que le public, la critique et son entourage attendent de lui.
Deux motifs reviennent à plusieurs reprises dans Le Redoutable. Le premier, c’est Godard interpellé par des inconnus qui, sans relâche, lui professent leur admiration pour son oeuvre et leur souhait de le voir revenir à un cinéma plus conforme à leurs attentes. La réaction de Godard va crescendo : au début gentiment gêné aux entournures, il finit par carrément insulter le quidam de trop. Godard, diva qui se drape dans la posture de l’artiste incompris, est aussi pour Hazanavicius un pur personnage de cartoon, second motif du film. À l’instar du Woody Allen de Prends l’oseille et tire-toi, JLG passe son temps à casser ses lunettes, en se vautrant régulièrement dans la rue. Le recours au burlesque pour filer la métaphore de l’artiste qui a perdu sa vision : la caricature est paresseuse, et d’autant plus vaine qu’elle ne s’appuie que sur un simulacre de réflexion sur la crise que traverse Godard à ce moment de sa vie et de sa carrière. Il y a certes une forme de tendresse de la part d’Hazanavicius pour Godard, mais elle ressemble souvent à de la condescendance, le regret légèrement désabusé de la génération suivante pour un aîné aussi prestigieux qu’embarrassant.
Godard in love
Godard / Garrel chuinte et zozote, pique des gueulantes interminables et des gros caprices, débite des énormités au kilomètre dans des AG où il se fait copieusement huer, régente tout et tout le monde (et surtout sa patiente épouse) : bref, Godard est vraiment un gros con, mais ça n’est pas bien grave, puisqu’on est là pour rigoler. Hazanavicius s’attache à tuer le père dans la joie et la bonne humeur, invite Mocky à jouer un vieux réac et Goupil un flic, tout en pastichant le style Godard. La parodie prend des airs de liquidation massive, où le comble consiste à désincarner le style godardien pour en faire un objet pop, reproduit ad nauseam jusqu’à ce qu’il soit définitivement vidé de son sens. La satire n’est pas le problème ici, mais plutôt l’absence de vertige, d’ambition, de profondeur, et d’un regard qui saurait saisir, sous l’humour potache, les contradictions et les échecs d’un cinéaste mis à mal par le personnage qu’il s’est créé. Il y avait là matière à travailler la figure de l’artiste et son double public, obsédé par le désir de se déconstruire, de tout saccager pour inventer d’autres formes, d’autres langages. Le versant plus sentimental du film en illustre tout aussi bien les limites : à la farce égrillarde se superpose la désillusion amoureuse, et son avatar forcément revanchard, d’Anne Wiazemsky. Le clown gaffeur et lourdingue est aussi un mauvais mari, un amant paranoïaque et suicidaire, et la farce déjà chargée se drape des pires travers du biopic qu’Hazanavicius avait jusque-là, il faut le reconnaître, réussit à éviter. Le film sur Godard a de toute façon déjà été fait, par lui-même : JLG/JLG, autoportrait de décembre.