Kiyoshi Kurosawa nous avait laissé sur une note d’une noirceur terrifiante avec le très beau Retribution. Les quelques tonalités lumineuses de Jellyfish, qui annonçaient une lueur d’espoir dans l’œuvre du Nippon, semblaient déjà oubliées. Avec Tokyo Sonata, Kurosawa établit un lien direct avec ce film grâce à une dominante de teintes claires qui figure une espérance encore plus rayonnante. Si ce drame familial à l’allure classique semble être en rupture avec ses précédents métrages, il s’agit en réalité d’une évolution cohérente de l’œuvre du cinéaste qui traite plus frontalement les problèmes sociétaux de son pays. Il nous livre un film de transition qui annonce un cinéma encore plus passionnant.
Depuis plus de vingt ans, Kiyoshi Kurosawa fait évoluer son art par petites touches en livrant une analyse pertinente sur sa société. La forme oppressante de ses films est toujours en parfaite adéquation avec les thèmes qui le passionnent : l’affirmation de l’individu dans un carcan japonais qui annihile toute initiative ; le manque de communication et d’humanité dans un pays où la société de consommation est plus forte que partout. S’il en est de même dans Tokyo Sonata, l’auteur s’attaque pour la première fois à la sacro-sainte famille nippone qui fut tant traitée dans l’histoire du cinéma japonais, notamment par Ozu – référence affirmée du cinéaste. Kurosawa nous livre ainsi un drame familial dans lequel l’horreur résulte de la situation du pays : un père cache à sa famille un licenciement soudain. Son fils aîné, de plus en plus absent, décide de s’engager dans l’armée des États-Unis tandis que le plus jeune prend des cours de piano en secret. La mère, impuissante, assiste alors à la déliquescence de sa famille et à celle du Japon contemporain.
Continuité et évolution des thèmes
Ce récit classique pourrait laisser penser à une rupture dans l’œuvre de l’auteur ; il s’agit en réalité d’une continuité qui permet d’affirmer davantage ses thèmes : si dans ses précédents films, les problèmes sociétaux étaient abordés implicitement grâce à l’utilisation d’une multitude de symboles qui relevaient du fantastique, Tokyo Sonata est plus direct et réaliste dans l’analyse. Jusqu’alors, notre cinéaste pouvait être comparé à des réalisateurs qui critiquaient leur pays à travers des films de genre très codifiés. On pense à Kôji Wakamatsu – dont on attend United Red Army – et à tous ces metteurs en scène qui détournaient les règles des « romans pornos » ou des yakuza eiga. Kurosawa semble désormais s’affranchir totalement des codes : comme ses personnages, il atteint enfin la liberté individuelle qui le hante si profondément. Il nous parle ici de l’implosion d’une famille qui symbolise un Japon en proie à une crise économique et sociale. Cette approche permet d’établir un rapport direct avec le cinéma de Kijû Yoshida dans lequel les corps réceptacles métaphorisent les maux de l’archipel – le couple de La Source thermale d’Akitsu par exemple. Les membres de la famille, comme le Japon, découvrent le chômage et les soupes populaires, phénomènes qui sont souvent niés par un pays qui se refuse à afficher ses dysfonctionnements et sa misère. Par des séquences qui allient tragique et absurde, Kurosawa nous présente des salariés licenciés qui ne peuvent pas accepter et comprendre leur nouvelle condition dans un État qui était fondé sur le système de l’emploi à vie. L’un deux, un ancien ami du père, fait sonner son portable à des heures régulières afin de simuler des appels professionnels. Le père, quant à lui, subit les affres de la recherche d’emploi et son lot d’humiliations lors d’entretiens déshumanisés – notamment dans une scène pathétique où il doit démontrer ses aptitudes au karaoké. Kurosawa intègre aussi des bribes d’actualités – à la manière d’un Godard – qui nous informe sur les relations internationales entre le Japon, la Chine et les États-Unis.
Fantastique social
Si le fond est plus réaliste, le cinéaste ne modifie pas sa façon de filmer les drames humains : Tokyo Sonata relève d’une sorte de fantastique social dans lequel les spectres des délocalisations, de la crise mondiale et de l’échec du modèle nippon semblent vouloir surgir à chaque plan. Le travail sur la bande sonore est d’ailleurs toujours aussi impressionnant avec quelque chose qui relève de Bresson : les sons ambiants, terriblement sourds et aliénants, ont un rôle de dialogue sous-jacent qui complète à la perfection le sens de l’image. L’auteur fait alors évoluer son art en maîtrisant davantage ses figures fétiches tels que ses fameux cadres dans le cadre – qui sont ici démultipliés –, signifiant l‘incommunicabilité qui règne entre les membres d’une famille fonctionnelle ainsi que les failles invisibles qui menacent leur stabilité et celle de l’Archipel. Il en résulte une idée de la frontière : celle qui existe entre l’univers de chaque personnage – tragiquement éloigné l’un de l’autre –, mais aussi celle entre le monde extérieur et celui de la maisonnée traditionnelle nippone dont la mère semble prisonnière. Elle doit sortir de cet endroit aliénant pour assurer la mutation de la famille et du Japon lui-même : Kurosawa signifie très bien que la femme, symbole de la cohésion de la structure nippone depuis Meiji, détient les clés de la reconstruction en s’affranchissant de sa condition. Grâce à l’intrusion d’un cambrioleur ridiculement hystérique (l’excellent Yakusho Kôji), elle sort de son univers pour découvrir la noirceur du monde extérieur ; elle décide de s’émanciper et d’aider sa famille à renaître sous une forme nouvelle.
Un espoir musical et lumineux
Tokyo Sonata est traversé par un espoir encore plus lumineux que celui qui habitait déjà Jellyfish – on parlera toutefois de clair-obscur plutôt que de clarté, tant le drame reste terrifiant. Le cinéaste joue sur les nuances lumineuses et les formes d’ouverture qui percent la noirceur ambiante. À nouveau, la jeunesse nippone est l’un des fondements de cet optimisme : Kurosawa utilise la figure d’un enfant doué pour le piano, qui, par sa volonté et sa passion, arrive à se libérer du carcan nippon et à faire évoluer sa famille. Son frère aîné souhaite d’ailleurs fuir un pays étouffant en s’engageant dans l’armée des États-Unis. Le père, symbole même des pesanteurs japonaises qui empêchent l’individu de prendre des initiatives, est alors mis à mal à la faveur de ses enfants et de sa femme qui sont les personnages les plus positifs du film. Les tenants de l’autorité sont toujours aussi aliénants et vacillants dans le cinéma de Kurosawa ; ils doivent accepter leur nécessaire transformation, notamment le père qui doit en finir avec son rôle de patriarche archaïque. La musique, qui prend une connotation libertaire, amène l’une des séquences les plus fortes de l’œuvre de notre auteur : Tokyo Sonata se conclut par un plan-séquence magnifique où le jeune homme joue devant une assemblée l’intégralité d’un morceau de Debussy. Le cinéaste laisse la réflexion et le changement s’installer par le biais d’une prestation musicale baignée dans un doux halo de lumière. La renaissance de la famille et du Japon est en marche.
d’Ozu à la Nouvelle Vague japonaise des années 1960
Avec ce drame lumineux, le réalisateur établit surtout un lien cinématographique entre la famille traditionnelle représentée par Ozu et son évolution contemporaine. Si, dans sa dernière période, le maître nippon représentait avec pessimisme la déliquescence de la famille japonaise face à l’évolution des mœurs modernes, Kurosawa reprend le flambeau mais en donnant une tournure positive à l’explosion de cette structure. À la différence des protagonistes des œuvres d’Ozu, qui acceptaient leur condition dans le consensus, les personnages de Tokyo Sonata refusent le modèle qui leur est imposé. Toutefois, à la manière du maître en son temps, le film de Kurosawa se fait miroir de l’évolution du modèle social et de la situation économique du pays. Par cet aspect, l’hommage est parfait – le métrage reprend d’ailleurs la trame scénaristique de Gosses de Tokyo. On pourrait aussi établir une concordance esthétique entre Tokyo Sonata et Les Trois Singes de Nuri Bilge Ceylan, qui serait le pendant noir de l’œuvre du Japonais : même jeu sur les nuances lumineuses et sombres, mêmes secrets et sous-entendus ; même travail sur le son qui relève de l’art de Bresson ; même rapport à l’histoire cinématographique.
Tokyo Sonata, qui est une œuvre de transition, amène le cinéma de Kurosawa vers des horizons plus engagés socialement. On peut cependant reprocher au cinéaste d’être encore trop timide dans l’analyse des problèmes sociétaux, surtout si l’on compare son film à ceux de la Nouvelle Vague nippone qui étaient bien plus virulents et impolis envers leur pays. Mais il semble avoir pris conscience que son art, parfois abscons, devait s’inscrire plus fortement dans le réel. Si on l’a souvent considéré comme un auteur mineur, cette œuvre peut changer la donne et faire taire les réticents. Il s’impose comme l’un des cinéastes majeurs de la cinématographie nippone contemporaine – laissant Kitano à ses divagations lassantes. On peut alors imaginer qu’il nous livrera prochainement un film encore plus abouti, à condition qu’il passe davantage à l’action que prônait un certain Nagisa Oshima au début des années 1960 face au manque d’engagement social et esthétique du cinéma japonais.