Description hétéroclite du « bordel » de la vie, Terre promise d’Amos Gitaï dénonce à grands mouvements de caméra et de scènes chocs la « traite des Blanches » organisée par les réseaux de prostitution en Israël. Si le réalisateur nous livre certes un autre regard sur ce pays, une vérité plus souterraine et originale, c’est surtout une impression de désorientation oppressante et réductrice qui en ressort et qui masque l’intérêt d’un propos se voulant avant tout politique.
On s’attend à un film inattendu et déroutant, laissant un goût d’amertume qui nous empêche de penser à toute autre chose, pour prolonger l’horreur de la condition de ces prostituées estoniennes, traînées de force à travers le désert du Sinaï jusqu’à Ramallah puis Eilat et Haïfa, enfermées dans des clubs sordides alors qu’elles pensaient partir en vacances au soleil. Mais, ce qui émerge de Terre promise ressemble davantage à une sorte de magma d’images indifférenciées, où les femmes ne sont que corps, chairs déshumanisées à outrance, tant et si bien que l’on perd, et le fil narratif, si mince soit-il, et le soupçon d’identification aux personnages qui aurait peut-être permis de donner plus de portée au récit. À trop vouloir rendre la désorientation et l’incompréhension manifestes qui règnent dans l’esprit des jeunes filles, Amos Gitaï crée un malaise permanent, une agitation de la caméra qui nuit véritablement à la trame narrative. Le réalisateur a voulu en effet faire « un film très agité, en état d’urgence, un film “écrit à la main”, d’une écriture qui garde les mouvements du poignet et des doigts, une manière de filmer où l’arbitraire de la caméra rencontre l’arbitraire imposé aux femmes ». Le point de vue adopté est effectivement celui du groupe de filles que recrée l’usage de la caméra à l’épaule et les gros plans flous et disparates qui ponctuent le film.
S’il s’agit ainsi de rendre avec plus de prégnance l’épreuve vécue par les personnages en se rapprochant au plus près d’une approche documentaire, l’histoire en pâtit et manque de densité. Les scènes de transit, symboliques en soi du passage, de l’errance, sont autant de variations sur le thème cher à Amos Gitaï de la frontière, frontière ici éminemment ouverte et perméable, à l’heure du Mur construit au contraire pour clôturer et séparer les peuples. Toutefois, la multiplication de tels moments, répétitive, n’apporte rien de plus au fil narratif si ce n’est de noyer un peu plus le spectateur dans l’indifférenciation des lieux et des personnages. La trame aurait gagné à être mieux construite, en développant le cheminement intérieur des personnages. On ne sait d’ailleurs pas finalement qui est la jeune fille blonde qui suit le groupe de prostituées durant tout le parcours alors qu’elle représente une figure clé du film…
Le propos de Terre promise a néanmoins le mérite de mettre en lumière une réalité obscure et inacceptable, et d’éveiller ainsi les consciences face à ce phénomène de traite des blanches rendu en deux scènes fondamentales qui s’imprègnent durablement dans l’esprit et provoquent dégoût et honte envers l’humain. La scène de la vente est en effet un moment majeur du film : ballottées comme des objets, les filles ne sont plus que des marchandises, vendues au plus offrant après inspection de la grosseur de leur poitrine et de leurs fesses… De même, la représentation de la scène de la douche au jet rappelle froidement le traitement subi par les prisonniers des camps. Remarquons au passage la performance d’Anne Parillaud, intraitable et sans pitié tenancière du club, dont on regrette là encore que le personnage ne reste qu’ébauché.
L’ouverture du film annonce pourtant un film prometteur et riche, en opérant un glissement de la carte postale du désert, avec chameaux et Bédouins pittoresques, à l’agitation angoissante de la caméra qui préfigure la gravité du sujet. Autour du feu de camp, les échos des conversations parallèles témoignent bien du décalage existant entre deux langues, deux représentations du monde, celles des Bédouins, celle des Estoniennes. Mais la suite du film ne répond à ces promesses et ne fouille pas suffisamment les situations et les personnages pour porter du sens. En cherchant un « point de convergence entre un enjeu social et une forme particulière de mise en scène élaborée pour être mise en crise », Amos Gitaï ne transmet que la crise au détriment du message, essentiel s’il en est, de respect de la femme en tant qu’être.