En 1999, Emmanuel Mouret ouvrait son film de fin d’études, Promène-toi donc tout nu !, par une voix off malicieuse : présentant de manière trompeuse lieux et personnages du récit à venir, cette dernière s’amusait à déjouer les attentes du spectateur en ajournant sans cesse le début de son histoire. Plus que le cinéma de Rohmer (auquel on l’a souvent associé), c’est celui de Sacha Guitry, notamment Le Roman d’un tricheur, dont il semblait alors s’inspirer par sa manière de subordonner l’image à la voix d’un conteur omnipotent. Vingt-cinq ans plus tard, le même dispositif resurgit au début de Trois amies : la ville a changé (Marseille a laissé place à Lyon), mais la voix du narrateur s’amuse toujours à retarder l’entrée dans le récit en égrenant les différents lieux où ce dernier prendra place. Si Mouret semble dès lors renouer avec un démiurgisme discret – lui qui avait fait par le passé de sa double casquette d’acteur-réalisateur le centre de son cinéma –, Trois amies pousse pourtant à un point inédit une inflexion contraire qui s’est opérée au fil de sa carrière. Jamais le cinéaste n’avait aussi nettement figuré la position de retrait qu’il a adopté depuis qu’il s’est exclusivement consacré à la réalisation : la voix off n’est en effet plus la sienne, mais celle de Vincent Macaigne, qui incarne Victor, personnage secondaire de l’intrigue, appelé à disparaître au bout de seulement trente minutes de film. Adossée à son point de vue fantomatique, la première partie est un récit rétrospectif raconté d’outre-tombe, où la mise en scène adopte la distance spectrale du personnage pour filmer son entourage, en particulier Joan, sa compagne (India Hair), et ses deux meilleures amies, Rebecca (Sara Forestier) et Alice (Camille Cottin).
Dès l’ouverture du film, des gros plans de Joan tendent à la transformer en icône, manière pour le cinéaste de jouer sur son patronyme religieux (Joan of Arc), mais aussi de restituer le point de vue amoureux que Victor porte sur elle (« Regardez comme elle est belle » dit-il, au moment de la présenter). La sacralité du personnage se traduit ensuite par la grandeur de ses intentions (elle culpabilise de ne plus aimer son compagnon), puis par une certaine rétention émotionnelle, notamment lorsqu’elle se met à refuser les avances de Thomas (Damien Bonnard), voisin de palier et collègue de français dans le lycée où elle enseigne. Son inadéquation au monde, soulignée lors d’un dialogue où elle présente sa vision de l’amour (envisagé uniquement sous l’angle de la fatalité), transparaît alors pendant ses scènes de ménage avec Victor, dont les marques d’affection sont vécues comme une oppression. Surcadrages, faux split-screens, perspectives bouchées : la virtuosité du plan-séquence s’adapte ici aux aléas de ses émotions, comme si la caméra poursuivait les personnages afin de restituer, derrière leurs non-dits et leurs silences, « l’heureuse complexité » des sentiments de chacun.
Dissonances et contrepoints
Entremêlées au récit douloureux de Joan, les histoires de cœurs croisées d’Alice et Rebecca, secrètement reliées par le même homme, permettent de leur côté à Mouret de renouer avec la veine de ses contes moraux. Époux de l’une et amant de l’autre, Éric (Grégoire Ludig) incarne un nouvel avatar de séducteur maladroit tel que le réalisateur les a souvent interprétés, chez qui l’adultère devient paradoxalement la condition pour devenir fidèle à la personne que l’on aime. Mais à rebours de l’hédonisme prôné par ses premières comédies, Trois amies s’attache surtout à restituer les illusions dont se bercent les personnages, le cinéaste s’amusant à les confronter aux pièges du destin. D’un côté, Alice se satisfait de son mariage sans passion jusqu’à ce qu’elle noue une relation extraconjugale avec un homme dont elle a rêvé le numéro de téléphone. De l’autre, Rebecca s’imagine vivre des aventures romanesques avec son amant, pendant que ce dernier la délaisse peu à peu. Dans chaque cas, l’irruption du doute prend la forme d’une rupture dans la continuité du dialogue, qu’il s’agisse d’un travelling avant soudain ou d’un panoramique à 180°, ces effets venant alors gripper la « petite musique » du marivaudage mourettien, dont l’inconséquence apparente recèle pourtant son lot de dissonances. C’est le cas lors de la plus belle scène du film, au cours de laquelle Joan et Victor se disent adieu : sous une petite arche de pierre donnant sur un bois, Victor donne une dernière chance à sa compagne, avant qu’une bourrasque inattendue ne vienne creuser pour de bon la brèche qui s’est ouverte entre eux. Le décor cesse ici d’être une simple toile de fond sur laquelle se détachent les échanges des protagonistes ; ces derniers font partie intégrante d’un « milieu » où le monde environnant semble entrer en dialogue avec leurs affects.
C’est à cette aune qu’il faut lire l’irruption, assez inattendue, du surnaturel dans le film. Revenant parmi les vivants le temps d’une discussion avec Joan, le spectre de Victor ouvre une nouvelle dimension à l’intérieur de ce petit théâtre des sentiments : celle du silence et de l’absence. Le champ-contrechamp vient désormais figurer l’irrémédiable distance qui sépare le couple, tout en creusant une béance permettant aux personnages d’exprimer sincèrement leurs émotions, notamment lorsque Joan révèle enfin à Victor combien elle l’aimait. La singularité du film repose d’ailleurs beaucoup sur ce personnage déterminé à tracer sa propre voie à l’intérieur du récit, sans jamais basculer du côté de la comédie romantique ou du mélodrame. Il faudra attendre le dernier tiers pour voir l’héroïne finir par succomber au feu de la passion, dans une scène qui ressemble d’ailleurs à un nouveau départ. Au sein d’un appartement vide, aux murs nus, la jeune femme engage une relation avec Martin, le meilleur ami de Thomas. Si les décors chez Mouret recèlent souvent leur lot d’indices, révélateurs des pensées secrètes des personnages, il aura ici fallu que le plan se vide intégralement, à la manière d’une page blanche sur laquelle s’inscrit la silhouette de l’héroïne, pour que cette dernière investisse enfin l’espace et devienne l’actrice de sa propre vie. C’est ce que souligne d’ailleurs un beau travelling à la fin de la séquence, révélant que la jeune femme, cachée derrière un pan de mur immaculé, achève son deuil en décidant de faire le premier pas – elle embrasse alors tendrement son amant d’un soir, sans peur du lendemain.