L’on dit souvent d’un cinéaste qui questionne la même thématique qu’il réalise toujours le même film. De ces personnalités constantes, Emmanuel Mouret s’impose aujourd’hui comme celle – parmi les figures françaises du XXIème siècle – qui interrogent le rapport amoureux avec le plus de délicatesse. Aussi et si Caprice semble faire écho à nombre de ses précédents films, il est peut-être celui qui accomplit le mieux la vocation du cinéaste de délivrer la tendresse comme message d’espoir.
À travers lui, se joue le duel à distance qui aurait pu voir s’opposer son Elisabeth (interprétée par Judith Godrèche, dans Fais-moi plaisir !) et sa Câline (interprétée par Frédérique Bel dans Un baiser s’il vous plaît), deux figures de femmes que le fond oppose, l’une inconséquente et se livrant sans retenue à sa folie amoureuse, l’autre muant son fatalisme et sa mélancolie en sensible altruisme. Dans Caprice, et plus marquées que par le passé, se voient-elles incarnées par Anaïs Demoustier (dont le personnage prête son nom au film) et par Virginie Efira, sous les traits de la sensible Alicia. Comédiennes mais peu joueuses, elles pousseront le personnage alter-ego du réalisateur dans des retranchements plus lointains que ne l’y invitaient ses précédents longs-métrages. Parmi eux, Un baiser s’il vous plaît, sorti en 2007, est peut-être le plus à même de définir le style et l’empreinte d’un cinéaste marseillais à l’univers bien singulier.
Une façon de gagner le rire
Ici, les prostituées n’embrassent pas ; fâcheux problème pour Nicolas (Emmanuel Mouret) qui ne saurait aller plus loin sans cela. Certes, préférerait-il rencontrer quelqu’un mais, affligé par un manque d’affection physique qu’il entend corriger, le timide professeur ne parvient plus à draguer. C’est de cette impasse qu’accepte bien volontiers de le tirer sa meilleure amie, Judith (Virginie Ledoyen), en l’embrassant un après-midi, avant de se prêter à lui plus avant. De ce qui ne devait être qu’un simple dépannage naît alors une alchimie sexuelle évidente, mettant à jour les deux complices quant à leurs nouveaux sentiments. Reste que Judith est en couple et que la jeune biologiste, malgré ses inattendus tourments, s’avère peu encline au changement. C’est passé cette séquence qu’intervient sans doute la scène qui concentre tout ce que le cinéma d’Emmanuel Mouret – cohérente unité – peut nous proposer de singulier. Ponctuant chaque échange par un nouveau baiser, tandis que se joue « La Danse des petits cygnes », de Tchaïkovski, les deux amants, qui se retrouvent une nouvelle fois, s’interrogent quant à la nature de cet amour naissant. « Non, mais c’est de l’amitié. » (Ils s’embrassent, se reprennent.) Certes, l’amitié peut être une forme d’amour, mais « Ce n’est pas pareil quand on est amoureux » (Ils s’embrassent, se reprennent), car lorsque l’on est amoureux « Il y a de l’attirance » (Ils s’embrassent, se reprennent), « une attirance consentie », ce qui ne serait pas le cas ici (Ils s’embrassent, se reprennent). Alors peut-être s’agirait-il d’un « coup de foudre » ? (Ils cessent de s’embrasser.)
Ici, le film communique avec le spectateur, le jeu qui s’installe est celui de la connivence. Ce que les personnages ne savent pas encore, Emmanuel Mouret (scénariste) le sait et nous le dit. Comme souvent, chez lui, c’est la musique qui tient lieu de vaisseau, passant au révélateur les émotions de personnages manquant encore du recul nécessaire à les comprendre. Notre plaisir de spectateur provient alors de ce coup d’avance, de cette main tendue par un cinéaste qui nous convie en personne dans les coulisses de sa propre mécanique de conteur. Pour autant, Judith et Nicolas, dont nous nous amusons ici, ne sont pas des idiots et ne prêtent pas à rire à leurs dépens, comme bien des comédies convenues auraient eu la facilité de le laisser entendre. Chez Mouret et loin d’un Veber, nous nous amusons plutôt de personnages qui dissertent sur l’amour, de personnages qui pensent. Et c’est peut-être ce respect que le réalisateur témoigne à leur faculté de raison qui vient, en définitive, emporter l’adhésion. Certes, nous disposerons le plus souvent d’un coup d’avance, mais sur une Judith et un Nicolas qui achèveront toujours de nous rattraper et n’auront jamais vocation à être observés de haut.
À travers eux, Emmanuel Mouret nous invite à caresser les limites entre esprit libre et éducation bourgeoise, à en saisir les points de ruptures, les zones érogènes et celles qui titillent. En somme, et comme le plus souvent dans la filmographie du réalisateur, nous nous situons à la frontière du comique de caractère et du comique de mœurs, façons de gagner le rire qu’il prend systématiquement à contrepied, en ce sens qu’aucun de ses personnages n’a jamais à souffrir d’être exposé à la dérision.
De la femme rêvée à la femme réelle
L’élégance avec laquelle Emmanuel Mouret parvient à nous faire rire tient à la posture du « gentil », personnage qu’il prend lui-même soin d’incarner dans la quasi-totalité de ses films. Doté d’intelligence, mais naïf et rêveur (attributs que le cynique, dans l’erreur, qualifierait de « niais » et de « déconnecté »), il est la figure permettant le plus aisément au spectateur de rire de la péripétie plutôt que de celui qui la vit. C’est lui qui permet à Emmanuel Mouret de concevoir ses histoires à partir d’intimes rêveries, donnant lieu à certaines de ses comédies parmi les plus enlevées ; où comment le jeune dilettante marseillais devient agent secret (Laissons Lucie faire), le quadra parisien sans histoires s’apprête à devenir l’amant de la fille du président (Fais-moi plaisir !), ou encore le compagnon d’une actrice de renom (Caprice).
S’inspirant d’adolescents fantasmes qu’il aurait pu aimer voir se concrétiser, Emmanuel Mouret – devenu adulte – semble parfois communiquer l’idée qu’il écrit pour les prolonger et en explorer les possibles aboutissements. À l’opposé, toutefois, d’un Rohmer et de ses Six contes moraux, le réalisateur marseillais ne se montre que rarement en recherche d’un résultat qui puisse s’accorder à une idée morale arrêtée. Si L’Art d’aimer et Un baiser s’il vous plaît – que nous évoquions en début d’article – sont peut-être, parmi ses films, ceux qui se rapprochent le plus de la démarche du cinéaste de la nouvelle vague (auquel il se plaît également à emprunter ses allers-retours entre Paris et la province), Caprice ouvre le champ des possibles plus avant. En effet, jusqu’à la toute fin de ce long métrage, Clément, le personnage qu’y interprète Emmanuel Mouret, n’est aucunement maître des événements auxquels il se voit contraint de faire face. Certes, devra-t-il par lui-même inviter à diner Alicia (Virginie Efira), comédienne auprès de laquelle il aimerait prendre une place et, certes, devra-t-il, pour ce faire, user d’un premier brin d’audace, mais c’est elle-même qui se séduira de lui, à l’instar de la jeune Caprice (Anaïs Demoustier), dont il ne saura jamais réellement – et craignant toute offense – repousser les avances. Aussi et si l’histoire dont il sera le centre le conduit à ne poursuivre que l’une de ces deux aventures, cette conclusion sera moins mue par sa propre volonté que par celles de ces deux personnages féminins dont il finira par accepter qu’elles lui façonnent un destin (l’une, se chargeant d’un script-doctoring gagnant quant à sa première pièce de théâtre, l’autre, lui réaccordant finalement ses grâces, passé les errances de brefs moments d’égarement).
Point de fatalisme, pour autant, chez un cinéaste qui ne se plie à la beauté du sentiment d’autrui qu’à la façon dont nous commettrions un acte de foi. Et c’est peut-être là que l’apparente naïveté du cinéma d’Emmanuel Mouret se révélera dans sa plus tendre sagesse, à la façon qu’il aura – au-delà d’une bienveillance truffaldienne apposée à chaque personnage – de s’inscrire dans ce refus de croire en toute forme de perversion, renversé par le choix de n’opposer nos moments de bonheur qu’à la mélancolie qui pourrait en découler. Mouret, lui-même, semble surgir d’un Clément devenu simple porte-parole, lorsqu’il évoque, dans Caprice, l’idée qu’il fixe ses plus beaux instants à la manière de fugaces souvenirs ne pouvant s’écrire au présent. De cette posture naît, chez chaque personnage incarné, une touchante dignité, qui confère plus encore à la grâce lorsqu’on la retrouve chez une Alicia trompée (ou encore chez une Câline dans Un baiser s’il vous plaît) accusant sans rancune la tristesse d’être quittée.
Ce refus de croire en la perversion, de percevoir l’injuste comme tel et de se livrer, à travers l’amour, à de manichéens combats, n’est pas sans rappeler la douce et éthérée vision du rapport amoureux qu’un Jacques Demy pourra, à titre d’exemple, nous livrer dans une comédie musicale comme Les Demoiselles de Rochefort. Mais si tout s’avère simple dans ce dernier, tant de l’amour réel de l’un né l’immédiate réciprocité de l’autre (allant même jusqu’au paradoxe de le précéder, dans le cas de Delphine, qui aime déjà, en retour, un peintre ne l’ayant jamais rencontré et n’aimant encore que l’idéal qu’elle incarnerait), Emmanuel Mouret semble plus enclin à prolonger le jeu de la femme rêvée, conservant plus longuement son mystère et son esprit inaccessible. Pour autant, ne fait-il pas de cette femme rêvée l’aboutissement systématique de toute quête, la laissant s’échapper, dans Changement d’adresse, comme dans Fais-moi plaisir !, au profit de jeunes femmes moins passionnelles et toutes deux incarnées par Frédérique Bel, qui l’aura accompagné quatre films durant. Par ces choix, Emmanuel Mouret ouvre une porte à l’idée du bonheur pérenne, n’impose pas l’éphémère folie amoureuse – conviction serinée par l’air du temps –, mais laisse au spectateur le choix d’aimer les femmes enflammées autant que celles à la tendresse constante.
Étudiant d’un jour
Humble, Emmanuel Mouret refuse de considérer sa caméra comme outil didactique et choisit plutôt de ne l’utiliser que pour questionner le rapport amoureux. Cette position lui permet alors d’offrir au spectateur un espace de plaisir et de réflexion dont il sera le centre. Car, si Emmanuel Mouret incarne le personnage principal de la plupart de ses films, c’est sans velléité de se mettre en avant mais avant tout pour répondre au désir de son producteur, Frédéric Niedermayer, auquel il s’avère fidèle depuis onze ans déjà. Loin d’investir ses œuvres du moindre narcissisme, y compris à la caméra, Emmanuel Mouret (réalisateur) se voit en éternel étudiant apprenant constamment la mise-en-scène, citant Guitry et Edwards comme ses maîtres et insistant sur les déplacements, la diction et les éventuelles scories, plus que sur la quelconque idée de réinventer un académisme qui sied pleinement à ses histoires. À l’image, pas la moindre volonté de concéder à l’esbroufe, mais celle, plutôt d’inviter le spectateur à saisir l’intimité de l’action, jouant sur l’échelle des plans, la distance entre les personnages, les éventuelles cloisons qui les séparent, les rapprochent, d’une scène à un vêtement, du mur mitoyen d’un immeuble au trou d’une serrure.
De cette envie de bien faire, d’aucuns reprocheront peut-être à Emmanuel Mouret l’aspect, parfois devenu mécanique, d’une écriture scénaristique dont les coutures se dérobent au fil de quelques récents films. Pour Caprice, comme pour Fais-moi plaisir !, l’auteur semble d’abord s’être attelé à dessiner les contours de ses romances, avant de plaquer, ça et là, certains gags destinés à rythmer l’ensemble et à n’occasionner, chez le spectateur, aucun sentiment de vide. Toutefois, préférera-t-on toujours cet Emmanuel Mouret peinant, timide, à accorder la plus entière confiance à sa propre poésie, à celui qui ne s’amuse plus, lorsqu’il tente, en 2013, une incursion vers le drame, avec Une autre vie.
Celui qui gagne à la fin
Et si l’on préfère cet Emmanuel Mouret, c’est bien parce qu’il a su sacrifier à son message d’espoir, la confiance en soi bravache qu’il semblait artificiellement endosser au sein de ses films étudiants (Caresse et Promène-toi donc tout nu !). Sorti aguerri de la Femis à l’aube de ses trente ans, le jeune Marseillais s’est alors défait de toute posture, admettant ses failles et se remémorant ce qu’elles pouvaient avoir de beau. C’est, très vite, qu’il accepta ainsi de nouer avec la maladresse des tendres, d’un Pierre Richard à un Charlie Chaplin, figures à l’ethos le plus efficace quant à faire montre de la sincérité la plus grande.
Sans complexe, Emmanuel Mouret s’est alors approprié l’image évoquée par Henri Matisse, qui disait vouloir « peindre des tableaux qui soient comme des canapés » et se présente sans doute aujourd’hui comme le réalisateur français le moins attaché à bousculer son spectateur, à le brusquer, à lui marteler la direction. A contrario, s’est-il imposé comme le cinéaste du plaisir, celui dont les films, confortables, nous bercent et nous promettent que l’amour, caché ou évident, trouve toujours un chemin pour se révéler, celui qui entend nous donner confiance, espoir, et nous faire croire, pour 1h40 et bien au-delà, que le gentil gagne toujours à la fin.