Il y a tout juste deux ans, Emmanuel Mouret adaptait un récit libertin de Diderot et réalisait son premier film en costumes : Mademoiselle de Joncquières. La poudre et le taffetas du XVIIIe siècle, le phrasé précieux d’Edouard Baer, la gravité d’une Cécile de France à contre-emploi : si tout sonnait un peu faux dans cette adaptation, tout confirmait aussi que Mouret avait depuis toujours la tête dans le siècle de Diderot et de Marivaux. C’est par là qu’il a marqué le paysage de la comédie française des années 2000 de sa singularité, en affichant une élégance et un style assez exceptionnels au regard de la production mainstream. On a beaucoup cité Rohmer au moment de la sortie d’Un Baiser s’il vous plaît : à juste titre, car cette belle comédie d’intrigue s’inscrivait en effet dans le territoire du jeu rohmérien, du côté du Genou de Claire et de Pauline à la plage. Que manque-t-il cependant à Emmanuel Mouret pour être vraiment le « nouveau Rohmer » du cinéma français ? Sans doute pas le raffinement du langage : le dialogue est le cœur de son cinéma, il produit une scénographie souvent minimaliste qui privilégie le duo, élément structurel de ses premières comédies. Mais peut-être que la parole tourne à vide, peut-être qu’elle ne parvient pas à saisir ce qui faisait la force du cinéma de Rohmer : une connaissance de soi, partagée par les personnages et le spectateur. On a ainsi pu reprocher à Mouret (cf. notre critique de Caprice), de réduire son marivaudage à un petit théâtre de poupées jouant mécaniquement des situations. C’est sans doute parce que le cinéaste a été très tôt conscient de cet écueil qu’il s’est frotté avec plus ou moins de réussite à d’autres formes que la comédie rohmérienne : le burlesque à la Blake Edwards dans Fais-moi plaisir !, le mélodrame dans Une autre vie et le drame libertin dans Mademoiselle de Joncquières.
Retour aux fondamentaux
Ses premiers admirateurs pourront être pleinement rassurés : Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait marque un retour aux fondamentaux et renoue avec la veine littéraire d’Un baiser s’il vous plaît. La ressemblance de structure entre les deux films est frappante : même duo de narrateurs qui se rencontrent au début du film dans un cadre de convention (une maison de campagne) et commencent à se raconter des histoires. Celle de Maxime (Niels Schneider) est plutôt malheureuse : c’est le récit d’une amitié amoureuse avec une fille qui s’entiche de son meilleur ami et l’embarque dans un ménage à trois qui ne fonctionne pas. Celle de Daphné (Camélia Jordana) suit un cheminement plus complexe : amoureuse d’un réalisateur dont elle monte les films, Daphné tergiverse au lieu de faire le premier pas et passe finalement à côté de son amour, avant de se reconstruire auprès d’un homme marié, François (Vincent Macaigne), qui se trouve être par ailleurs le cousin de Maxime.
Comme dans Un baiser s’il vous plaît, raconter des histoires est une façon de draguer, de séduire l’autre : il est écrit, presque dès le début, que Maxime et Daphné finiront par tomber amoureux, leurs récits ne sont que les préliminaires de la nuit qu’ils vont passer ensemble. Mais le film décevrait un peu s’il s’en tenait à ce programme attendu ; il a l’intelligence de faire diversion et parvient à élever son petit répertoire de situations amoureuses à un autre niveau. Disons-le plus clairement : depuis Un baiser s’il vous plaît, l’écriture comique de Mouret n’a jamais paru aussi déliée et fine, jamais aussi proche d’une forme de virtuosité. La structure du film ne se limite pas à la double narration : d’autres personnages prennent la main et deviennent à leur tour narrateurs – et parmi eux, le plus beau du film : la femme de François (Emilie Dequenne). Dans les comédies des années 2000, la femme trompée a été deux fois incarnée par Frédérique Bel (dans Un baiser s’il vous plaît et Fais-moi plaisir) avec une fraîcheur, une ingénuité qui la sortait presque du jeu libertin – et lui réservait le second rôle. Dans Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait, cette figure prend tout son relief grâce au jeu d’Emilie Dequenne : il faut dire à quel point cette actrice magnifique est sous-employée et avec quel bonheur on voit son personnage choisir le jeu plutôt que la vengeance amoureuse, dans une intrigue secondaire qui représente peut-être ce que Mouret a écrit de plus beau sur les femmes, parce qu’il est du côté de la bienveillance, parce qu’il prête à son personnage une intelligence de l’amour que l’on trouve rarement dans la comédie française.
Surmoi rohmérien
Le surmoi rohmérien qui pèse depuis le début sur l’œuvre de Mouret ne se résume donc plus aujourd’hui à un simple badinage : le cinéaste accède à une compréhension plus profonde de ses personnages, là où l’art de la comédie côtoie le drame. L’option de la comédie ou du drame dépend d’ailleurs, comme chez Rohmer, de la place que l’on occupe dans la scénographie du désir. La femme de François, par exemple, ne peut-elle pas redevenir la maîtresse d’un soir dès lors qu’elle ne joue plus son rôle d’épouse ? L’ami de Maxime ne retombe-t-il pas amoureux de sa femme « officielle » en faisant d’elle sa maîtresse dès qu’il commence à avoir une relation régulière avec une autre femme ?
Comme toute comédie ambitieuse, Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait nous tend un miroir et nous invite à nous reconnaître moralement dans ses personnages, à trouver en eux des reflets pathétiques de notre inconstance et de nos faiblesses. Cette dimension du conte moral, Mouret la vise depuis ses débuts et l’atteint ici pleinement : le temps du drame, exploré dans les films précédents (jusqu’à l’impasse relative de Mademoiselle de Joncquières, toutefois défendu dans ces colonnes) semble s’être refermé pour faire place à la comédie dans ce qu’elle a de plus éclatant et de plus grand. Dans l’épilogue, Daphné revoit Maxime par hasard des mois après leur rencontre ; elle l’observe, en secret, comme une personne qu’elle a aimée et dont le charme ne s’est pas totalement estompé, mais Maxime est désormais engagé dans une autre vie, il est « pris », comme on dit chez Mouret. Il n’y a rien de plus cruel que cette fin, où Mouret côtoie le Rohmer de Ma nuit chez Maud : le voilà presque parvenu à la hauteur du maître.