Contrairement aux apparences, Mademoiselle de Joncquières est loin d’être une simple copie des Liaisons dangereuses de Stephen Frears. Non seulement Emmanuel Mouret adapte lui aussi un chef-d’œuvre littéraire de la fin du XVIIIème siècle — un des récits enchâssés de Jacques le Fataliste de Diderot — mais il y développe également un récit de vengeance féminine semblable à celle du roman de Laclos. Une femme, Madame de La Pommeraye (Cécile de France), y cherche en effet à se venger cruellement du marquis des Arcis (Édouard Baer), un libertin qui la quitte après plusieurs années de vie commune. Ce nouveau film d’époque résonne donc avec une forte actualité : celle de la déferlante des #metoo vindicatifs suite à la fameuse affaire Weinstein. Mais, justement, le cinéaste prend ici le contrepied de la tendance actuelle, en signant un véritable « anti revenge movie » qui illustre plutôt, comme dans ses films précédents, la délicatesse et la complexité des sentiments amoureux.
De beaux marivaudages
Le très beau générique de Mademoiselle de Joncquières, où des ornements peints de végétaux se superposent par transparence sur un fond rouge sombre, annonce le film entier : la violence des sentiments reste d’abord implicite, simplement suggérée par une véritable symphonie de formes raffinées. Les dialogues très littéraires, finement ciselés (souvent repris fidèlement du récit de Diderot), servent ici d’abord de masques à la vérité. En choisissant la langue du XVIIIème, Emmanuel Mouret pousse en effet à son paroxysme son art (rohmérien) du marivaudage, où chacun s’emprisonne dans un rôle au point de ne pouvoir avouer ses sentiments. Ainsi l’orgueilleuse Madame de La Pommeraye dissimule son chagrin derrière une apparence de riante légèreté, au point de prêcher un faux désamour pour découvrir celui, bien réel, de son amant. De même, la jeune mademoiselle de Joncquières, engagée par la marquise pour séduire son ancien compagnon et ainsi se venger, se voit obligée de taire sa honte d’ancienne prostituée et sa répugnance pour le mensonge au naïf aristocrate. Par un contraste saisissant, cette comédie cruelle se donne sur une scène à la beauté chatoyante : dans le décor luxueux et bucolique d’un château à la campagne, les costumes de soie sauvage et de dentelles délicates deviennent autant de radieux écrins dissimulant les vraies émotions. L’évolution des sentiments de Madame de La Pommeraye se devine par exemple à la variation colorée de ses robes somptueuses. Après le temps des robes pastel et de la romance, vient celui de la rancune et du jaune vif de la trahison (évident hommage à la robe de la marquise de Merteuil dans la version de Frears). L’éclat du décor sert pour ainsi dire de double à la marquise. Dans un intérieur lumineux et pastel, celle-ci constitue autant de bouquets aux teintes éclatantes qu’elle pare avec soin sa belle chevelure blonde au cœur de la tourmente. Et c’est dans le verdoyant et paisible jardin du Roi (en fait le parc de Marly-le-Roi) que se tisse la toile sournoise de la marquise, où le marquis doit rencontrer « par hasard » la jeune fille destinée à le perdre.
Éloge de la sincérité
Dans cet éventail chatoyant de masques trompeurs, le cinéaste n’épouse pas le point de vue vengeur de la femme trahie. Il semble plutôt nous appeler à la prudence et à la compréhension mutuelle en dressant le portrait émouvant d’un libertin malgré lui. Ce personnage honnête et philosophe, assumant son inconstance au nom de sa quête d’un amour absolu, rompt en effet avec Madame de La Pommeraye seulement après la comédie qu’elle lui joue — la marquise semble donc être coauteur de sa propre tragédie. À l’inverse du Valmont des Liaisons dangereuses de Laclos, le personnage du marquis des Arcis n’est pas machiavélique. Il devient au contraire le héros d’un conte moral où il s’agira de traverser les faux-semblants pour faire l’apprentissage du véritable amour. Certes, le libertin amoureux est d’abord lui-même un comédien risible prisonnier de la mise en scène de la marquise, prêt à endosser tous les rôles pour recroiser Mlle de Joncquières. Dans une scène de dîner très drôle, Madame de La Pommeraye le force ainsi à adopter (maladroitement) le rôle d’un austère dévot pour séduire la demoiselle. Mais il est aussi le seul personnage prêt au pardon, qui parvient à distinguer lucidement, au delà du vernis des apparences sociales, l’authenticité des sentiments. Comme dans les très beaux Un baiser s’il vous plaît et Caprice, il s’agira ainsi de montrer la belle « surprise de l’amour » comme dirait Marivaux, c’est-à-dire l’épiphanie d’un sentiment imprévu, traversant les êtres un peu malgré eux. Dans ce miracle (encore très rohmérien) du sentiment, le corps trahit d’abord l’émotion avant les mots — pour dire le désir, une nuque se donne à contempler en silence ; pour exprimer les tourments d’un repentir sincère, les larmes coulent toutes seules d’un beau visage désespéré. Ainsi, dans ce conte moral invitant au pardon plutôt qu’à la vengeance, le spectateur est aussi convié à une transformation bienveillante du regard, devenant plus attentif à l’autre qui nous fait face.