Avant la date d’Alien, avant Blade Runner, Ridley Scott avait déjà fait forte impression avec un premier long métrage historique, esthétisant et témoignant d’une forte personnalité artistique. Un peu plus de trente ans plus tard, revoilà ces Duellistes sur le chemin de nos écrans. L’occasion de percevoir le futur Ridley Scott dans ces images, avec ses qualités, et ses défauts.
Messieurs d’Hubert et Féraud sont soldats de France, dans la tumultueuse période napoléonienne. Féraud est un soldat querelleur, habitué des duels, quand bien même la pratique est plus ou moins interdite par lois et règlements de l’armée. Rencontrant fortuitement l’intéressé, d’Hubert se voit lui aussi provoqué en duel. Mais le duel ne satisfait pas Féraud, qui n’a désormais de cesse de le mener à son terme – la rencontre toujours repoussée structurant désormais la vie entière des deux hommes.
En 1975, Stanley Kubrick réalise l’extraordinaire, le somptueux Barry Lyndon, le film de toutes les excentricités, de tous les extrêmes, et surtout la référence absolue en matière de film en costumes. Deux ans plus tard, Ridley Scott accède à la réalisation de long métrage avec ces Duellistes, un film qui ne peut pas ne pas être né dans l’ombre du chef‑d’œuvre de Kubrick. Celui-ci tourne-t-il en lumière naturelle ? Les moyens de Scott ne lui permettent pas de satisfaire à la même exigence, mais la photographie et la lumière des Duellistes visent manifestement à rappeler à l’écran les splendeurs picturales convoquées par Barry Lyndon. Après le succès immense de la partition classique du film de Kubrick, Ridley Scott insiste pour centrer son film autour de sa musique. Howard Blake s’est ainsi vu donner libre cours par le réalisateur et son producteur, le film devant être conçu autour de sa composition. Stanley Kubrick veut-il recréer l’âme de l’époque de son sujet, à travers la figure médiocre mais aventureuse de Redmond Barry ? Scott, quant à lui, écrit ses dialogues dans le but évident de faire œuvre historique, documentée.
Et le film, à ce stade de la filmographie du réalisateur, est indéniablement prometteur. La photographie est incroyablement léchée, travaillée, et le réalisateur fait un travail de chercheur en art pictural, inversé, du détail à l’ensemble. Nombre de ses images sont éclairées, composées comme des reproductions de natures mortes en clair-obscur – disons que les splendeurs toutes en largeur à la Vermeer dans le film de Kubrick étant hors de la portée de Scott, celui-ci se focalise sur ce qu’il peut faire, et il le fait avec brio. Avec brio… et avec un maniérisme parfois naïf, se focalisant sur de bonnes idées, des symboles efficaces sur le papier, mais presque embarrassants : ainsi, la nature morte au fruit ventru, à la bouteille pleine cadrée dans les premières séquences, à la première rencontre des duellistes réapparaît à la fin du film avec une bouteille entamée, un fruit coupé – le temps a passé, et les adversaires ne sont plus ceux qu’ils étaient. Seuls demeurent le duel, l’honneur, la haine.
Le montage souffre également de la même fougue, de la même naïveté : en soient témoins les séquences de combat où Scott insiste pour insérer des extraits de celles déjà passées – précautions inutiles dans un film qui ne consiste guère que dans l’accumulation desdites scènes de combat. Ridley Scott historien a ses qualités, ses défauts : la beauté de certains plans de Gladiator, la virtuosité épique de Kingdom of Heaven – surtout dans sa version longue – le montrent bien. Mais ses défauts demeurent, surtout pour les historiens, toujours malmenés par les libertés prises par le Ridley Scott raconteur d’histoires, d’histoire.
Les derniers plans des Duellistes, assimilant le haineux et obsessionnel Féraud à un Napoléon Bonaparte vaincu et abandonné peut faire sourire ou agacer – et c’est à l’aune de cette bienveillance que l’on déterminera la réception que peut susciter le film. Pour les premiers, la beauté merveilleuse et inattendue de l’image, le lyrisme débordant du film seront un véritable festin, magnifié par le nouveau traitement de l’image. Pour les seconds, le montage brutal et outrageusement explicatif, la simplification de l’écriture des personnages jusqu’au symbolisme le plus littéral assureront le rejet. Au moins, peut-on dire de Ridley Scott qu’il reste fidèle à son style, à ses idées : toute la carrière future du réalisateur est ainsi contenue en germe dans ces honorables mais agaçants Duellistes.