Un couteau dans le cœur est un tissu de bonnes nouvelles tant il réalise ce que le « genre à la française » mérite — quelques mois après les prémices et promesses offertes par Les Garçons sauvages. Les deux films sont des cousins complices — Bertrand Mandico joue, d’ailleurs, un opérateur de caméra — tant ils partagent un travail plastique (réminiscences de la pellicule et du collage, esthétique baroque, pompière et décadente, canevas de références glanées dans les recoins obscurs et inavouables de la cinéphilie) et une effervescence narrative qui convoque et mélange avec aisance, mélodrame, érotisme et terreur. Mais Gonzalez fait mieux encore, maintient son film hors du piège d’un cinéma d’initiés en lui insufflant une modestie joyeuse et lui confère une dimension politique. Cette générosité se transforme vite en gourmandise dont la volonté presque scandée de ne jamais céder ni au « vraiment » grave, ni au « tout à fait » sérieux lui confère une vitalité débordante, un plaisir instantané. En revenant sans cesse à un humour grotesque et caricatural, qui mute de forme en forme (dans le romantisme sur-joué, dans la caractérisation du milieu homosexuel, de la grande folle au cuir-moustache, dans la violence gore et sexualisée), Un couteau dans le cœur use de la comédie comme d’un virus qui recouvrirait sa mélancolie profonde, de bubons délicieusement impropres. Comme filmé à travers des loupes ou des miroirs déformant, il ne cache pas sa nature foraine.
Macabre carnaval
Dans ce jeu composite, Vanessa Paradis — qui prête ses traits à Anne, productrice de pornos gays et fauchés, à la fin des années 1970 à Paris — aimante toutes les lignes de forces. Sa frêle silhouette androgyne et son visage de petite fille coquette porte sur ses épaules, tous les éléments endogènes du film (les péripéties rocambolesques de l’équipe de tournage pris à parti par un tueur sanguinaire qui assassine, un à un, tous les acteurs et une douloureuse rupture amoureuse avec la cheffe monteuse) comme les éléments exogènes (la figure transgenre, la star souveraine qui se fond à un casting hétéroclite de joyeux drilles). La tristesse et l’abnégation de son personnage sont les moteurs d’Un couteau dans le cœur : la première revient à la faveur d’un reflux ou d’une explosion de sensibilité, la seconde le fait avancer coute que coûte. L’inspiration des scènes que fabriquent les acteurs et les techniciens qui s’affairent autour d’Anne est puisée directement dans les drames qu’ils subissent, floutant la frontière entre ce qui appartient au réel et ce qui appartient à la fantaisie mais sans vraiment se viser la mise en abyme. À l’inverse, ce bricolage permanent donne l’impression d’une petite entreprise de cinéma ambulante dont l’insouciance et la rapidité d’exécution est un exorcisme par l’image et la farce.
Pas le temps de se méfier, ni de s’apitoyer, il faut créer, faire naitre des vertiges, jongler avec les faux-semblants. L’effusion de fluides (sang, sperme, larmes) n’est rien d’autre que la traduction visuelle de cette urgence de vie et d’idées toutes plus farfelues, qui doivent l’emporter sur le mal. Il y aurait eu matière à faire un film sordide, Un couteau dans le cœur est tout le contraire : flanqué d’un masque de carnaval vénitien, le tueur tient autant du Phantom of the Paradise de Brian De Palma que d’une émanation de Belphégor, assumant le pastiche et le clin d’œil. Il est pourtant tragiquement métaphorique, ce serial-killer : dans la séquence post-générique, une angoisse saisit soudainement tous les protagonistes revenu une énième fois sur le plateau de tournage. A force de l’avoir refoulée, de l’avoir transformée en bête de foire, la mort s’impose une fois le film fini. Presque immédiatement, on fait le lien : derrière l’esprit de fanfare, Gonzalez a signé une œuvre crépusculaire, la fin d’un temps joyeux et insouciant, d’un temps des possibles. Sur le cinéma d’abord, Un couteau dans le cœur est un film de fossoyeur, dissimulant dans l’hétérogénéité de ses différents registres et supports d’images la résurgence d’une cinématographie oubliée, d’une conception pulsionnelle de la création, sans moyen financiers mais pionnier et foisonnant, un imaginaire-patchwork où l’on s’amuse à suivre les traces des anciennes séries B, des gialli italiens… La tristesse qui s’empare de cette séquence finale renvoie forcément au présent où cette marginalité artistique difforme et bancale a disparu — en cela, la sélection du film en compétition lors du dernier Festival de Cannes, est une autre bonne nouvelle. Sur la question politique ensuite : les humiliations, les hontes, le poids de la famille et des traditions, la détestation de soi, l’exclusion et la précarité, l’épidémie du SIDA, moins discursif que 120 battements par minute, moins romanesque que Plaire, aimer et courir vite, Un couteau dans le cœur, sous les traits son tueur et ses beaux insouciants, donne aux enjeux des luttes leurs atours les plus poétiques depuis Mauvais Sang de Leos Carax. Les plus violentes, les plus absurdes aussi. Rire de la mort, est-ce qu’elle se gêne, elle, la mort, pour se rire de nous ?