À la sortie de Sœurs de sang, il s’en trouva pour reprocher au jeune réalisateur Brian De Palma ses hommages par trop voyants à Alfred Hitchcock. Certainement un rien vexé qu’on parle de plagiat là où il n’y avait qu’un hommage enthousiaste, De Palma répondit, dans son film suivant, Phantom of the Paradise, par une citation directe de la scène de la douche de Psychose avec un chanteur outrageusement glam (avec choucroute sur la tête) dans le rôle de Janet Leigh, un psychopathe baroque habillé comme un oiseau de proie dans celui d’Anthony Perkins, et un débouche-chiotte dans celui du couteau meurtrier. Tchouic ! Tout Phantom of the Paradise est là, dans cette réappropriation du monde par un biais décadent, de mauvais goût, et complètement virtuose.
Carburetors, man : that’s what life is all about
Lourdeur et légèreté : avec Phantom of the Paradise, l’oxymore qui illustre bien le style de De Palma trouve une illustration parfaite. Lourdeur, parce que le film, qui raconte le destin terrible d’un jeune compositeur qui vend son âme au Diable par amour et pour la musique, tient de la fanfare, claironnant à tue-tête son discours satirique sur le monde du show-business, balançant ses effets formels avec une prodigalité de nouveau riche, déclinant un monde aux couleurs et aux formes totalement outrancières. Légèreté, tout en même temps, parce que tout cela est mis au service d’une réappropriation des mythes du fantastique (notamment le catalogue iconique de l’Universal – qui fit un procès : le fantôme de l’opéra, la créature de Frankenstein, mais aussi Dorian Gray et Faust) débordante d’amour cinéphile, avec une précieuse et indéniable capacité à rire de soi. Par le truchement d’une mécanique parfaite, le film progresse avec un rythme formidable, un véritable savoir-faire narratif : des éléments de récit en apparence outranciers et patauds happent en fait l’auditoire, l’emprisonnant dans un récit passionné. « C’est un film sinueux, qui va en cercles, et vous emprisonne dans ses anneaux », selon les mots de De Palma lui-même.
Parce qu’il n’énonce pas ses rouages artistiques comme des procédés autosuffisants – il serait facile de se contenter de caractériser le film comme le croisement de la comédie musicale façon Broadway et du fantastique gothique, de le réduire à cette dimension superficielle –, Phantom of the Paradise garde son identité propre. Les split-screens virtuoses, les citations multiples, la direction artistique formidable : rien de tout ça ne prend le pas sur la nécessaire homogénéité du film. Versant pop décadente de la critique acerbe de George Romero sur les dérives de la forme cinématographique, Phantom of the Paradise annonce clairement : tout est entertainment – le film lui-même plus que tout.
We’ll remember you forever Eddie
Déroutant par sa dérision perpétuelle, Phantom of the Paradise n’a pas rencontré son public à l’époque de sa sortie – son ironie mordante prenant avant tout pour cible les ados, son auditoire cible donc. Le temps, et son ton si particulier, lui assurent depuis un statut de film-culte auquel Phantom répond avec au moins autant de pertinence que son cousin à la forme plus brute, The Rocky Horror Picture Show. Ce qui différencie le film de De Palma de celui-ci, c’est avant tout l’ambition formelle orchestrée par le réalisateur : une ambition qui, encore une fois, sait se mettre en retrait par rapport à un film profondément jouissif, une osmose parfaite entre la forme et le fond. De Palma n’est pas le seul responsable : on ne manquera pas de saluer les performances de Gerrit Graham (fabuleux Beef), William Finley, Jessica Harper, et surtout Paul Williams, l’interprète de Swan, figure fictionnelle vertigineuse dont l’aura dépasse l’écran de cinéma, dans son rôle de compositeur de la partition du film. Tout cela paraît certes très pop, superficiel, du pur entertainment. Mais c’est la grande force de De Palma avec son Phantom : tout est entertainment certes, mais tout est également art.