On se méfie de l’image. Toujours moins digne de croyance qu’une parole vivante ou que la matière pure, l’image, toute déformée qu’elle est, se trouve systématiquement ramenée à ses contours ou à ce qui, prétend-on, se montre en elle. Cette méfiance est l’une des marques de toute l’œuvre de Lynch, lui qui toujours accorda un privilège immense à l’imaginaire de la matière, cherchant ad libitum, et sans jamais se rassasier, quelque chose comme un en-deçà de l’image, délié de tout effet d’art. Dans Mulholland Drive, par exemple, c’était déjà cela : une première partie éblouie par la puissance des images et aussi propre qu’elles, et une autre qui, au-delà de son sens même, s’appliquait moins à salir les images qu’à déceler ce qui en elles subsistait de biaisé. Si bien que tout son univers se joue de cette distance tragique qui fonde la condition de toute image, à un point tel qu’errer dans un film de Lynch, c’est peut-être d’abord rencontrer des images spectrales, dont l’éternelle tragédie est de ne pas savoir qu’elles en sont. Le sort réservé aux tulpas (le premier Douglas Jones, la première Diane) en est la parfaite illustration : l’en-deçà de l’image (soit : la Red Room, et plus largement le surnaturel qui habite le monde réel) produit des images, lesquelles images prennent connaissance de leur condition au moment même d’être pulvérisées, selon un principe identique qui veut que d’une image il ne reste nulle trace, sinon une essence – bref, ce qu’on venait chercher en dépassant l’image.
Briser le cadre
Laura Palmer est évidemment une image. Avant même d’être un personnage, elle fut une photo dans un cadre (dans sa maison et dans l’un des couloirs de son lycée), une vidéo dans une petite télévision, et, partout ailleurs, un semblant de jeune Américaine modèle ; mais elle est aussi, maintenant, vingt-cinq ans après, le personnage de Twin Peaks, coincée et retenue dans le grain de l’argentique qui, pendant deux saisons, enregistra sa mort. C’est en ce lieu précis que se niche la beauté infinie de ce personnage, dont l’épopée forcément silencieuse devait signifier pour elle d’abandonner le statut d’image, lors même que tout venait l’y rappeler. Mais que reste-t-il, pour une image, lorsque tout ce qui la constituait a disparu ? Que venir récupérer lorsqu’une image offre, plutôt qu’un en-deçà ou qu’une essence, une régression à l’infini ?
À l’instant où Lynch vient tenter, dans le corps de ses propres images, de lui redonner une chance d’échapper à la mort, c’est de l’image qu’elle se sépare effectivement, son cadavre disparaissant comme on zappe entre deux chaînes de télévision. Mais lorsque sa mère, possédée par une entité maléfique, s’en prend au cadre qui contenait la photo par laquelle se refermaient autrefois tous les épisodes, la Laura qui avait survécu disparaît, parce que de cette soustraction il n’est rien resté. Là se niche précisément toute l’ambivalence de l’image, objet de méfiance certes, mais également éternelle énigme due à la trace de l’irreprésentable, du référent qui, se figeant en elle, a disparu. Or faire revenir le référent en régénérant Laura n’est rien d’autre qu’un rappel tragique de sa condition, à la fois figée dans un film que l’on ne peut que partiellement réinvestir et trop marquée comme image pour que l’on supporte sur la durée (contrairement à Fire Walk with Me, qui la filmait comme future morte) le retour de cette éternelle absente.
Il y a évidemment quelque chose de bouleversant dans cette façon de la ré-intégrer, par un effet de greffe numérique, à un monde qu’elle avait physiquement déserté pour le hanter. La beauté de l’écriture, au moment de la faire advenir comme autre chose que la Laura Palmer enroulée dans du plastique, est d’ailleurs d’inscrire son retour (ou plutôt : sa non-disparition) dans la parfaite continuité du cours du monde, monde dont la quotidienneté toute prosaïque (se maquiller, lire un journal, aller pêcher) apparaît comme un gage de sortie du mode de l’image. Tout se passe comme si la série originale venait accueillir dans le corps de ses propres images le contraire de ce qu’elle avait professé en faisant du visage bleuté de Laura son avatar définitif. Et pourtant, l’inévitable advient : Laura redeviendra Laura, confrontée à la force d’une image qui ne veut pas partir.
De fait, toute la dynamique de l’écriture de cette saison aura consisté en un retour permanent des images. Partout on a tenté de les effacer ou de les laver, d’un côté de la diégèse (en cherchant, dans l’arrière-plan des apparences, un fond surnaturel) comme de l’autre (en tentant, donc, d’annihiler Laura ou de la faire physiquement exister), mais chaque fois elles sont revenues, avec ceci de marquant qu’elles ont trouvé en chemin de quoi s’autonomiser, comme cette présence féminine qui vient dévorer les jeunes gens plantés devant leur écran de cinéma — cage de verre. Même chose pour le récit d’Audrey Horne : probablement coincée dans un monde envahi ou recréé par la Black Lodge, elle se met toutefois à rêver, accompagnée de son metteur en scène, à une vie de soap – on pense à Invitation to Love, programme que regardaient les personnages dans la première saison et qui s’était arrogé le droit, au beau milieu de ses intrigues sirupeuses, de tisser des raccords entre les situations en les rejouant.
Refus du présent
Mais si Lynch a décidé de conclure son chef‑d’œuvre sur un cri qui redit toute la douleur d’être une image, c’est peut-être pour une autre raison. C’est que de plus en plus nettement la série s’est mise à tisser sa propre intrigue temporelle – « The past dictates the future » –, opposée au privilège accordé par la métaphysique occidentale, depuis Aristote, à la présence et au présent, autant de maintenants présentés comme seuls aptes à produire le sens et qui désormais n’apparaissent plus comme une possibilité. Au-delà de la ligne chronologique abîmée de la série, au-delà même des allers-retours fulgurants qui constituent ce finale, cette réorganisation permanente de la temporalité consiste à autoriser l’image à reprendre ses droits, en ce que sa particularité est d’être absolument irréductible au présent. Dans la mesure où elle en appelle directement à la mémoire sans pour autant diminuer la violence du temps passé, l’image s’offre au regard comme une trace ou une ruine, dont le deuil est une négation du langage de la métaphysique.
Plus largement, il n’est pas anodin que cette revalorisation de l’image – après le temps de la méfiance – se joue ici, à ce moment-là de la filmographie de Lynch, puisque la trame secrète de Twin Peaks est profondément malade, atteinte par le deuil et par le désir d’ériger partout des sépultures pour des morts qui n’avaient pas trouvé de lieu (Laura, donc, mais également les acteurs morts dans les vingt-cinq ans qui se sont écoulés). Redonner une place aux images et leur donner in fine le pouvoir, c’était par suite, dans l’écriture, faire advenir une certaine façon d’être au monde où la série s’avérerait habitable pour tous ses personnages. D’où il suit que Lynch embrasse pleinement l’horizon de la spectralité (en témoigne cette surimpression, cinq minutes durant, du visage de Dale Cooper), à la fois comme condition de toute écriture (qui produit des spectres et se développe à partir d’eux) et comme monde fictionnel où le sens ne s’offrirait pas dans l’immédiat, mais serait à chercher parmi les traces.
Avec ces images qui reviennent, chaque figure se trouve confrontée, à un moment ou à un autre, à une fissuration de la pleine identité à soi, qui précisément caractérisait la métaphysique de la présence – ainsi d’Audrey Horne, hurlant devant son reflet, ou de Dale Cooper, dont l’épisode final déroule tour à tour les différents avatars explorés jusqu’alors. Si Lynch a toujours filmé frontalement les effets de ses images – c’est d’ailleurs la thèse d’Hervé Aubron dans son beau petit livre consacré à Mulholland Drive –, c’est la première fois qu’il les mène à ce point vers un lieu problématique, déjà parce que tout l’objet (forcément perdu d’avance, parce qu’une image ne se retrouve pas plus qu’elle se modifie) de la saison était de retrouver une image (celle de la série, de ses personnages, de ses couleurs). Toutes ces figures se retrouvent alors dans une modalité particulière de la présence où tout résonne comme le mystérieux son de la chambre 315, c’est-à-dire où tout s’accompagne certes de son double, mais également de sa trace (celle de ce que l’on venait chercher) et de son effet (soit la transformation en image de ce qu’on pensait illusoirement purement présent). Splendide traversée des limbes.