À quelques semaines de la sortie en salles du très attendu Essential Killing, Walkover, le second long-métrage de Jerzy Skolimowski bénéficie d’une nouvelle visibilité dans nos salles obscures après avoir été récemment édité en DVD. Réalisé en 1965 dans une Pologne gangrenée par le doute idéologique, le film est profondément marqué par l’esthétique Nouvelle Vague, multipliant à l’envi ruptures de ton pour livrer une œuvre poétique singulière, quelque part entre le l’existentialisme et l’absurde.
En 1965, Jerzy Skolimowski réalise son premier long-métrage de cinéma dans son pays natal – la Pologne – avant de migrer quelques années plus tard vers la Grande-Bretagne où il continuera de proposer des films empreints d’une forte conscience sociale et politique au sommet desquels trône le célèbre Travail au noir (1982) avec Jeremy Irons. Camarade d’école de Roman Polanski dont il supervise l’écriture du scénario Le Couteau dans l’eau, le réalisateur polonais n’a que 27 ans lorsqu’il achève Walkover, œuvre essentielle dans l’émergence du cinéma de l’Europe de l’Est du beau milieu des années 1960. Ce premier film, très clairement influencé par les nouveaux codes de la Nouvelle Vague française (ruptures de ton, faux-raccords à foison, caméra portée), permet surtout au jeune cinéaste d’imposer sa personnalité singulière en suivant le parcours d’un jeune boxeur en déshérence idéologique auquel Jerzy Skolimowski prête lui-même son corps athlétique et ses traits de jeune premier.
Andrzej ne souhaite plus poursuivre ses études alors que tout l’y pousse (pression idéologique, exploitation du savoir pour le bien de la communauté) : jeune homme d’à peine trente ans, il ne sait pas exactement pourquoi il est là ni ce que l’on attend de lui. Sa rencontre fortuite avec Teresa – qu’il croyait connaître mais qui lui répondra assez rapidement qu’ils ne se sont jamais rencontrés – en rajoute dans cet état de douce confusion : entre le désir et le devoir, entre l’individuel et le collectif, le jeune homme ne cesse de flotter, vaguement étranger à lui-même sans que cela ne relève d’une violente prise de conscience de soi. Rapidement, les rails sur lesquels semble lancé le film nous induisent en erreur : Walkover n’hésite pas à prendre la narration classique à contre-pied et multiplie les décrochages comme autant de véritables parenthèses poétiques où l’absurde flirte avec l’utopie anarchique. Au second plan, le petit monde polonais s’agite, déployant une grotesque gravité où se mime parfois l’exécution sommaire de ceux qui ne cadrent pas vraiment avec l’idéologie dominante. D’autres trompent leur ennui en négociant des prix alors que rien ne les y oblige tandis que les trains filent vers des destinations inconnues, renversant au passage ceux qui ne parviennent pas à trouver un rôle dans le théâtre de l’existence.
Convaincu par son entourage qui a bien compris sa déshérence, Andrzej renfile les gants de boxe pour participer à un quelconque tournoi. Pas tout à fait du gabarit attendu (quelques étages montés en courant suffiront à faire descendre le poids des quelques grammes de trop), l’étudiant polonais laisserait croire que, par le biais de cette démarche, le corps peut redevenir l’instrument d’une reprise de conscience de soi pour mieux trouver le fragile équilibre entre intime et politique. Skolimowski, lui-même boxeur, n’est pas pour autant intéressé par une quelconque glorification du sport. Loin d’un discours social résolu et volontariste – à la différence du cinéma américain qui, à travers des films comme Sang et or (1947) de Robert Rossen, Nous avons gagné ce soir (1949) et Marqué par la haine (1956) de Robert Wise, choisissait la boxe comme métaphore du combat de l’individu contre le système – les matchs que mène Andrzej ne font que le plonger davantage dans l’absurdité d’un quotidien où le doute idéologique fait l’effet d’une véritable gangrène. Ses adversaires ne se battent pas ou – pire – ne se présentent même pas, permettant au sportif de gagner par « walk over » – donc sans aucun mérite – mettant un terme définitif à toute possibilité de sur-esthétisation de l’activité.
Le travail pictural de Jerzy Skolimowski emprunte pour cela d’autres voies : armé d’un noir et blanc d’une indéniable beauté, le réalisateur marche dans les pas de Godard et de son célèbre À bout de souffle pour appréhender les hésitations d’un personnage posé en nouvelle figure de l’anti-héros. Jouant sur une certaine distanciation (rareté des gros plans, prédominance d’un décor aride), Walkover tente surtout de transfigurer l’essence d’une époque en multipliant les longs plans-séquences, noyant le personnage principal dans son environnement. Si le film n’a pourtant rien de la charge politique explicite (toute contestation passe ici par les choix de mises en perspective et la construction des plans), il n’est pas étonnant d’apprendre que le réalisateur allait très rapidement rencontrer des problèmes de censure dans son propre pays seulement deux ans plus tard, avec son film Haut les mains. Mais cela ne stoppe en rien son étonnante créativité : peu après son arrivée dans son pays d’adoption, la Grande-Bretagne, il réalise l’un de ses plus beaux films, Deep End (1971), de nouveau visible sur nos écrans au mois de juillet 2011.