Fraîchement exilé de sa Pologne natale où il avait réalisé quatre longs-métrages (dont les fascinants Walkover et La Barrière), Jerzy Skolimowski sort Deep End en 1970 et fait de cet impétueux récit initiatique l’une des plus belles pièces de sa filmographie. Fulgurant, grotesque, romantique, social et pop, le film est un étrange mélange, resté trop rarement visible jusqu’à ce que Carlotta ait la bonne idée de le rééditer.
L’année 2011 est un peu celle de Jerzy Skolimowski : dans le sillon de la sortie d’Essential Killing, remarqué au dernier festival de Venise, le réalisateur fait l’objet d’une rétrospective lors de l’édition 2011 du festival Paris Cinéma et voit l’un de ses films les plus fameux, Deep End, bénéficier d’une ressortie en salles à la faveur de l’été, quelques mois seulement après la reprise de Walkover. Le pied de nez est plutôt joli, sachant qu’avant de signer son retour en 2008 avec Quatre nuits avec Anna, le réalisateur avait déserté les écrans depuis 1991 après une série de films qui s’était avérée nettement moins convaincante. Sorti en 1970, le projet de Deep End n’est pas sans faire penser à celui – devenu bien plus mythique – d’Harold et Maude (sorti l’année suivante), de la relation passionnelle entre un adolescent et une femme plus âgée que lui (le film d’Ashby allait nettement plus dans les extrêmes cependant) à la musique de Cat Stevens, imprégnant les deux films d’un charme si british (un comble lorsqu’on sait que ni Skolimowski, ni Ashby ne sont anglais). Mais la comparaison doit s’arrêter là car, si Deep End est bien empreint de ce romantisme qu’on prête habituellement peu au réalisateur et que le film se déroule à Londres (mais tourné en grande partie à Munich), loin de la Pologne natale, on y retrouve incontestablement une véritable patte, entre absurde et fulgurances stylistiques et poétiques.
Souvent, les films de Skolimowski prennent pour personnage central un homme en bute avec le système, sommé de composer avec les contraintes (sociales, culturelles, naturelles) pour dégager un espace de survie. Il est plus inhabituel que le réalisateur ait choisi un personnage d’adolescent comme point d’accroche de ses films. Ici, il s’agit du jeune Mike, quinze ans, embauché dans les bains publics d’un quartier populaire de Londres pour tenir les cabines privées. Il y rencontre la belle Susan (Jane Asher, ex-fiancée de Paul McCartney du temps des Beatles), jeune femme libérée aussi mystérieuse que joueuse, dont il va tomber amoureux, jalousant chacune de ses conquêtes. Si cette relation et la violence des sentiments naissants sont le nerf central du film, le jeune Mike, à l’instar des personnages principaux des autres films de Skolimowski, est le témoin – sinon l’acteur par défaut – d’un petit théâtre de l’absurde où le discours social est toujours emprunt d’un étonnant sens du grotesque. Les bains publics, cet antre d’un désir nouveau pour l’adolescent, ressemblent davantage à une maison close de fortune où les personnages se disputent la palme du ridicule dans l’expression de leurs fantasmes. Les corps sont instrumentalisés, les personnages ne se posent plus d’interdits et s’abandonnent à leur lubricité la plus primitive (voir l’hallucinante scène où le maître-nageur pervers donne une claque sur les fesses à toutes ses élèves lors du cours de natation).
Loin d’un Londres de carte postale (on croise seulement deux touristes cherchant Picadilly), le réalisateur filme la capitale britannique comme une de ces villes communistes qu’il a longuement fréquentées, assemblage de grands espaces froids et déshumanisés. Tourné en couleurs mais en plein hiver, le film semble avoir déteint, privilégiant ainsi les tonalités d’un gris froid comme la mort, comme si la solitude clairement affichée de chaque personnage empêchait toute échappée sentimentale. Pire, un « je l’aime » fait de vous un pervers aux yeux d’un patron d’établissement où sont diffusés des films pornos. Pourtant, au milieu de cet océan de gris, le réalisateur injecte quelques tonalités de couleurs assez surprenantes. Jouant parfois les tons sur tons qui donnent à certains plans un vrai sens de l’absurde (des cheveux roux sur un mur orange, le pull vert de la caissière sur l’encadrement d’une fenêtre de la même couleur), le réalisateur injecte par fulgurances de violentes tonalités rouges (annonciatrices du drame à venir), accentuant le décalage entre l’impétuosité des sentiments de l’adolescent et un environnement qui ne les comprend pas. Les tourments auquel condamne cet amour fétichiste de Mike pour sa collègue (jeux avec les objets – miroir, collants – ou les photos qui cristallisent un désir sexuel voué à rester frustré) sont également relayés par le rythme de montage du film. Ne lésinant jamais sur les coupes dans le plan, les faux-raccords qui accentuent l’impression laissée par les décadrages, privilégiant un son brut où chaque choc semble résonner à l’infini, Skolimowski construit un environnement relativement hostile où chaque témoignage amoureux charrie son lot de fracas et de blessures (physiques, psychologiques), jusqu’à ce final d’une désespérante beauté où, d’un coup, l’excès d’un désir mal maîtrisé ne semble plus avoir que la mort pour seule issue.