Jerzy Skolimowski n’en finit plus de revenir en grâce. Depuis son retour inespéré derrière la caméra (Quatre nuits avec Anna, Essential Killing), son œuvre suscite un intérêt croissant. Après la rétrospective organisée par le festival Paris Cinéma en 2011, la parution en DVD de ses premiers films chez Malavida ou la reprise en salles des pics de sa période anglaise (Deep End et Travail au noir), les éditions Yellow Now publient aujourd’hui un livre-somme autour du cinéaste, mêlant analyses et entretiens. Un travail inégal mais passionnant, qui met en relief toutes les facettes d’un artiste toujours en mouvement.
Poète, boxeur, peintre, acteur… Jerzy Skolimowski aura cumulé tous les rôles, à l’image d’une vie marquée par de nombreuses ruptures et pérégrinations. En cinquante ans d’activité, il a connu les honneurs et l’oubli, traversé différents pays (Belgique, Italie, Angleterre, États-Unis…) mais a toujours su rebondir. Dans leur introduction, Jacques Déniel, Alain Keit et Marcos Uzal comparent d’ailleurs le cinéaste à un chat qui « retombe sur ses pattes à chaque réapparition ». Pour mieux cerner son parcours chaotique, le livre adopte une forme chronologique et distingue quatre grandes périodes : les premiers films en Pologne (1959 – 1967), l’exil après l’interdiction de Haut les mains ! par le régime communiste (1967 – 1991), la peinture (1991 – 2008), enfin le retour au pays et au cinéma. Un découpage qui permet à la fois de mesurer le cheminement d’un auteur et la diversité de sa carrière.
En fil rouge, un entretien avec le cinéaste s’avère une mine de renseignements. Né en 1938, Skolimowski évoque brièvement son enfance sous la guerre, son père mort en déportation, sa mère engagée dans la Résistance. Il revient ensuite sur ses années de formation, son entrée à la fameuse école de Łódź, ses rencontres décisives avec Andrzej Wajda (il collabore au script des Innocents charmeurs) et Roman Polanski (il coécrit Le Couteau dans l’eau). Skolimowski raconte l’énergie folle de cette époque, son attrait pour le jazz, ses découvertes cinéphiles : Bresson, Godard, Welles, Fellini, Antonioni, le free cinema britannique… Interrogé sur sa précocité et ses débuts tonitruants, il ne joue pas au faux modeste : « Quand j’étais jeune, j’étais plus brillant que maintenant ! J’avais le sentiment que quoi que je fasse, c’était mieux que les autres. » Par la suite, il se montrera pourtant lucide sur son travail : s’il reste très fier de ses réussites, il ne mâche pas ses mots contre certains échecs (Les Aventures du brigadier Gérard, Roi, dame, valet, Les Eaux printanières, Ferdydurke). Il n’aime pas beaucoup ses adaptations littéraires (Nabokov, Tourguéniev, Gombrowicz) et s’estime plus à l’aise quand il dirige ses propres scénarios. Jamais avare de petites anecdotes sur l’ambiance d’un tournage, il se moque au passage des caprices de divas (Gina Lollobrigida, Klaus Maria Brandauer, Nastassja Kinski) tout en couvrant de louanges d’autres comédiens (Jean-Pierre Léaud, Robert Duvall, Jeremy Irons…). Intarissable sur la genèse et la fabrication de ses films, il semble plus réticent à l’analyse et laisse souvent au spectateur le soin d’interpréter ses images.
Cette dimension théorique ne manque heureusement pas : l’ouvrage regorge d’essais critiques et rassemble les contributions de vingt signataires. Les seize films du metteur en scène font l’objet d’un article détaillé, et chaque intervenant pose un regard personnel, historique ou esthétique, sur l’œuvre étudiée. À ce petit jeu, certains s’en tirent mieux que d’autres, mais cela dépend aussi beaucoup de la valeur des titres : si Marcos Uzal et Bernard Bénoliel ne masquent pas les faiblesses des Aventures du brigadier Gérard ou de Roi, dame, valet, Jean-Philippe Tessé et Pierre Gras se donnent beaucoup de mal pour réhabiliter la « beauté » secrète des Eaux printanières et de Ferdydurke, deux « europuddings » ratés selon le cinéaste. Les textes les plus intéressants développent une thématique précise : Mathias Lavin dissèque La Barrière sous l’angle de la « performance » et des « épreuves corporelles » ; Jacques Mandelbaum décrit Haut les mains ! comme un « film-wagon » et file la « métaphore ferroviaire » dans le cinéma polonais, reliant Skolimowski à Munk, Kawalerowicz, Has ou Kieslowski ; Alain Bergala se focalise sur les « aires de jeu » dans Deep End, ou la confrontation entre « l’univers de l’enfance » et le monde « du sexe et de l’argent » ; Stéfani de Loppinot souligne l’influence de la peinture hollandaise et de Francis Bacon sur Le Cri du sorcier.
Disséminés au fil du livre, quatre textes plus transversaux proposent une approche générale de l’œuvre. Dans un article publié en 2001 et repris ici en ouverture, Jean Narboni revient sur le mélange de burlesque et de tragique dans le cinéma de Skolimowski, régulièrement traversé par des fantasmes masochistes : ses personnages se font ainsi souvent « casser la gueule ». Comparant la biographie du réalisateur à celle d’un « sportif de haut niveau », il rappelle combien la perte du contrôle constitue un motif central de ses films, qui « ne racontent au fond qu’une histoire : celle de certitudes qui vacillent, de maîtrises destituées, d’assurances qui chancellent et de stations debout guettées par la chute ». Si le cinéaste filme principalement des « fuites impossibles », il reste néanmoins animé par une « morale du courage » : malgré la vanité de leur course, ses héros gardent toujours la « volonté de ne pas renoncer devant l’obstacle et de ne pas déclarer forfait ».
Alicja Korek s’intéresse quant à elle aux premiers films polonais de Skolimowski, et se penche notamment sur la figure d’Andrzej Leszczyc, alter ego du cinéaste, qu’il interprète lui-même dans Signes particuliers : néant et Walkover. Elle fait de ce double fictif un archétype du « snuj », soit « une personne qui traîne, parcourt les rues sans aucun but », symbole d’un malaise historique et générationnel. Plus loin, Marcos Uzal étend cette réflexion en creusant les « formes de l’immaturité » chez Skolimowski, son goût pour « l’adolescence éternelle » et son insistance à présenter « le combat bouleversant d’un corps inachevé et inquiet contre la forme que cherche à lui faire prendre la société adulte ». Il exploite jusqu’au bout cette idée en citant les « masques étouffants » que revêtent les personnages dans ses films : visages recouverts de cendres ou d’un bandage dans Haut les mains !, affiches publicitaires collées sur la tête dans La Barrière et Deep End, duel de grimaces dans Ferdydurke… Jean-Marie Samocki offre enfin une lecture psychanalytique en auscultant le glissement de « l’obstination » à « l’obsession » chez le héros skolimowskien. Le premier concept repose sur une « dépense énergétique », une « angoisse de l’arrêt » symptomatique des premiers films du cinéaste jusqu’au Départ. Le second marque au contraire le besoin de figer une image, notamment par la cristallisation amoureuse, illustrée par la passion à sens unique de Deep End, la paranoïa de Travail au noir ou le voyeurisme de Quatre nuits avec Anna.
Bien conçu et richement illustré (choix judicieux de photogrammes intégrés au cœur des articles), cet ouvrage devrait s’imposer durablement comme la référence francophone sur l’œuvre de Jerzy Skolimowski, grâce à de nombreux témoignages (Roman Polanski, l’opérateur Willy Kurant, le « fidèle complice » Andrzej Kostenko, les compositeurs Michal Lorenc et Pawel Mykietyn) et une solide tenue d’ensemble. Soucieux de combler un « manque éditorial », les auteurs ont su mettre en lumière tous les aspects de la carrière du cinéaste polonais, abordant sa collaboration avec le musicien Krzysztof Komeda comme son travail de peintre : huit reproductions de ses toiles invitent ainsi le lecteur à établir un parallèle avec son univers cinématographique.