Un match de cricket dans le parc d’un asile psychiatrique, un musicien occupé à ses expérimentations bruitistes dernier cri, un infanticide en goguette qui joue les intrus dans la vie d’un couple au cœur de la tranquille campagne anglaise… Sixième long-métrage du polonais Jerzy Skolimowski, Le Cri du sorcier est aussi sa première incursion dans le domaine du fantastique, dont il prétend exploiter des ressorts dépouillés du moindre « effet spécial ». Quinze ans après Le Couteau dans l’eau, dont il avait signé le scénario et les dialogues, l’auteur du déroutant Départ (1967) et du très charmant Deep End (1970) réalise une fiction imprévisible, entre psychologie et paranormal, dans une mise en scène froide et sophistiquée ; les seuls effets sont ceux d’un cadre et d’un montage souvent audacieux et d’une recherche plastique et sonore par ailleurs élégante dans sa discrétion. Mais l’« inquiétante étrangeté » se dérobe à chaque instant dans ce récit qui refuse de choisir entre le trivial et un irrationnel grandiloquent.
Totem et talismans
Charles Crossley (Alan Bates, massif comme un monolithe) a un super pouvoir, un cri suraigu qu’il a rapporté de ses aventures en terres aborigènes. Il profite du trouble que crée cette révélation chez son hôte pour lui voler sa femme. La belle affaire… on aimerait presque, à revoir ce « Cri » plus psychédélique que munchien, qu’il soit prétexte au déploiement d’une histoire d’intrusion et de soumission comme les aimait le cinéma de cette époque, quelque part entre Théorème (le tropisme de l’ange british hyper sexué aux yeux clairs) et The Servant, les vertes pelouses du Messager (un grand rôle d’Alan Bates) en plus. On aimerait que ce hurlement exotique soit un prétexte, dans ce film où « tout fait signe », et que le sens, telle une image dans le tapis, se dévoile enfin, une fois ce vaudeville monté en épingle et tiré par les cheveux débarrassé des oripeaux assez flous de Shakespeare et de Francis Bacon, qui patronnent gentiment cette fiction mi-fantastique mi-terre à terre. On aimerait que l’obsessionnelle recherche sonore à laquelle se livre, entre deux offices, un John Hurt ahuri, réponde à ce hurlement qui tue (quelques moutons et un pauvre berger…). On aimerait surtout croire à une quelconque profondeur chez ce « sorcier » bien nourri (quoique le jeûne pédestre soit son ordinaire), qui demande, pontifiant, si « l’homme a une âme » et, si oui, « où la cache-t-il ? »… mais malgré tout l’intérêt que présente a priori la reprise d’une œuvre de l’auteur d’Essential Killing, on n’est pas plus troublé par ce « cri » que par une partie de cricket dans un jardin anglais.
Les sentiers qui bifurquent
Le Cri du sorcier est d’une souveraine indifférence à toute forme de vraisemblance, et refuse les conventions stylistiques du film de genre. C’est une gageure à la hauteur du talent de son auteur ; or dans le même temps cette fiction hybride aux faux airs pasoliniens n’évite pas l’accumulation des bizarreries, stylistiques autant que narratives, qui viennent contredire ce beau projet d’une mise en scène classique pour un récit qui tient à la fois de la magie et du marivaudage. Comme son personnage, qui « fabrique des rêves bourrés de symboles signifiants » à l’intention de son médecin, le film déclare ouvertement la guerre à la « rage de conclure » qui doit donner un sens à toute chose, et une signification à tout récit (celui de Charles Crossley en premier lieu). La matière que travaille le film, entre magie, psychiatrie et adultère, est certes inconfortable, et la facture impeccable d’une fiction entre paranormal et trio amoureux étonne d’abord, perturbe momentanément, mais ne parvient pas à transformer cet inconfort intellectuel en une énigme captivante, ni même en un climax inquiétant : le « sorcier » a beau regarder tout son petit monde (bucolique) de haut, son geste ne va guère plus loin que la culotte de la charmante Susannah York, singeant brièvement la posture du « Man with Dog » de Bacon. L’ironie bon enfant, volontiers burlesque (les fous et leurs manies, l’épouse polie qui vire objet sexuel docile…), et cette tentative pour brouiller toutes les pistes, celles du sens et celles du style, entraînent le récit dans des sentiers qui bifurquent en tous sens, jusqu’à nous perdre dans une histoire sans queue ni tête. On est prêt à croire que l’animisme ou quelque autre philosophie paradoxale soient les clés possibles de ce drame conjugal : à l’écran, la preuve n’est pas convaincante.
Le Cri du sorcier s’inscrit dans la vague du cinéma fantastique britannique des années 1970 (on le compare souvent au culte The Wicker Man de Robin Hardy, ou à Don’t Look Now de Nicolas Roeg) et dans l’œuvre d’un cinéaste (Jerzy Skolimowski est aussi un grand peintre) pour qui la recherche et la qualité plastiques sont des éléments essentiels d’une narration toujours très personnelle – toutes choses que Le Cri du sorcier illustre à sa manière. Rétrospectivement, le film nous semble trouver un écho avec une autre œuvre, inversement aboutie, du même auteur, un film qui jette une lumière un peu écrasante sur la mise en scène très soignée mais creuse de cette tentative bancale entre une forme classiquement impeccable et un sujet étrange : Essential Killing, film mutique et d’une sobriété narrative sans égal, agit comme le reflet, symétrique et opposé, de ce Cri du sorcier bruyant et aux pistes interprétatives aussi nombreuses qu’embrouillées. À trente ans de distance, l’épure de l’un répond à la cacophonie signifiante de l’autre. Pour le plus grand bénéfice du premier.