Paradoxalement, c’est l’homme de l’ombre de notre classement décennal. Nommément absent (privilège de l’auteur oblige), le polonais Janusz Kaminski n’en a pas moins collaboré à huit des films cités par nos rédacteurs en tant que chef opérateur (parmi lesquels deux ont rejoint le cercle très fermé du Top 10 : Le Pont des Espions et Les Aventures de Tintin). Si cet exploit sans précédent est indissociable d’un compagnonnage artistique de longue date avec Steven Spielberg (depuis La Liste de Schindler, sorti en 1994), on lui doit aussi la photographie de Comment Savoir (12ème de notre classement), discrète merveille signée James L. Brooks. Ces quelques notes ont moins l’ambition de combler un manque – encore que poser frontalement la question de la collaboration entre chef opérateur et réalisateur serait du plus grand intérêt (qu’on songe au bout de chemin parcouru ensemble par Clint Eastwood et Tom Stern, remplacé par le français Yves Bélanger depuis La Mule) – qu’à revenir, à partir de quelques fragments glanés au cours de la décennie passée, sur une compréhension éminemment singulière de la lumière.
Chez Kaminski, celle-ci n’a pas pour vocation première de se donner en s’effaçant, pour permettre la lisibilité de l’action. Elle s’affirme comme un événement à part entière, un élément lui-même « rendu visible ». C’est l’évidence : l’usage abondant des fumigènes dans les films de Spielberg a été beaucoup commenté, critiqué ici et là pour son manque de réalisme (assez peu soucieux de masquer les sources de lumière directionnelle présentes artificiellement sur un plateau). Or il permet justement d’inscrire dans le plan la trajectoire de la lumière d’une façon particulièrement prégnante (notamment sous la forme de faisceaux), et ainsi de travailler sa diffusion à l’image comme un matériau brut. Souvent crue, la lumière apparaît alors, sinon comme un personnage à part entière, au moins comme un principe susceptible de régir la dynamique d’une scène et de nourrir des interactions entre les comédiens.
Si Kaminski semble plus à l’aise avec le cinéma analogique (et pour cause : son travail a le plateau pour instrument privilégié), il n’en a pas moins rempli l’office de consultant sur les ambitieuses productions numériques de Spielberg (Tintin et Ready Player One en premier lieu) ; lui-même expliquant avoir donné des instructions pour que la cinématographie de ces films intègre sa « philosophie de la lumière ». Et de fait cette dernière, chez Kaminski, a des propriétés non seulement esthétiques mais pour ainsi dire morales, qui entrent intimement en résonance avec la mise en scène du cinéaste.
Avec une pointe de facétie on peut partir du générique d’ouverture de Tintin, qui condense en trois minutes une véritable aventure. On y voit le célèbre reporter aux prises avec des malfaiteurs qui lui dérobent une sphère lumineuse, convoquant l’esprit de la momie Rascar Capac. Au terme d’une course folle, qui présage de la vélocité du long-métrage, Tintin s’empare à nouveau de l’objet et vient apposer sur le « I » de Spielberg le petit orbe étincelant. La lumière se déploie alors en rayons, puis en tourbillons de couleurs qui viennent finalement se fondre dans la palette d’un peintre. Ce dernier, qui prend les traits d’Hergé, réalise un portrait de Tintin (l’occasion d’insérer dans le plan la figure de papier du héros au regard de son avatar numérique), le tout sous l’œil vigilant de Milou.
Dans la lignée du générique thématique d’Attrape-moi si tu peux, où les lignes du patronyme de Kaminski s’étiraient en faisceaux, cette habile transition renseigne sur un certain rapport à la lumière, qu’à notre tour, on peut déployer en trois temps :
I. La rencontre de l’œil et de la lumière
Il est tentant d’y voir l’image primitive du cinéma de Spielberg : la rencontre d’un visage ébahi avec la lumière, renvoyant au motif, sans cesse rejoué à l’échelle de sa carrière, de l’enfant saisi d’effroi et d’émerveillement mêlés devant ce qui se présente à lui. Les enfants se sont faits plus rares cette dernière décennie, et avec eux peut-être une certaine qualité de la lumière (désormais moins propice à l’imaginaire). Une scène reste toutefois en mémoire : au mitan du Pont des Espions, la projection dans une salle de classe d’un film sur la menace nucléaire, avec en contrechamp, des flashs de lumière qui balaient le visage apeuré des écoliers. Mais toujours, et particulièrement dans ce film dont l’horizon est celui de l’intégration du tiers dans la négociation, l’acceptation de l’altérité passe par l’accueil de la lumière. « It has to be clear » expose calmement James B. Donovan, avocat missionné pour échanger un otage, à un jeune garçon qu’il charge de transmettre une missive décisive, dans le couloir d’une ambassade. Ce dernier est filmé comme un long tunnel dont les profondeurs se perdent dans un halo de lumière, traversé par d’étranges porteurs de courrier à vélo. C’est à un autre halo, celui formé par le soleil naissant, que Tintin devra exposer les parchemins qu’ils a recueillis pour que soit enfin révélé, par transparence, le message crypté qu’ils recélaient. C’est enfin la trajectoire, si belle, de Lincoln : elle se coule dans les clairs-obscurs de Kaminski, qui parviennent tout à la fois à dessiner la silhouette iconique du président cerné d’un liseré de lumière, tout en délimitant, aux fenêtres doublées de rideaux, un seuil de pure blancheur que Lincoln ne franchira que le treizième amendement voté.
II. La lumière comme médiation
La lumière de Kaminski apparaît également comme médiatrice de la rencontre. Il n’en est sans doute pas de plus bel exemple que la patiente construction d’une relation de confiance et d’estime mutuelle entre James B. Donovan et Rudolf Abel, l’espion russe qu’il est chargé de défendre dans Le Pont des Espions. Leurs premières interactions ont lieu dans un petit local clos, dont l’une des parois est entièrement occupée par une fenêtre. Celle-ci ne fonctionne pas comme une paroi transparente, suggérant quelque ailleurs (l’extérieur) ; elle apparaît plutôt comme une bande de lumière étanche resserrant l’espace vers l’intérieur. Le contre-jour tend naturellement à ravaler le visage des personnages, entretenant un climat de méfiance amené à se décanter au gré de l’échange. Kaminski prend ainsi le parti d’un espace saturé, dans lequel la netteté est à conquérir au terme d’un apprivoisement de l’autre. Les fumigènes se dissipant peu à peu, la figure d’abord embrumée de Donovan est prête à laisser exister la possibilité d’un espace commun.
III. Le spectre et la lumière
L’orbe lumineux du générique de Tintin trouve un écho lointain dans la séquence finale de Ready Player One. Sorti victorieux d’un jeu-concours, Wade (ou son avatar Parzival) reçoit en récompense un œuf, qui lui est remis des mains du créateur de l’OASIS, une plateforme universelle de réalité virtuelle. Tandis qu’il contemple l’objet depuis l’interface numérique, au-dedans de son casque, l’antagoniste du film le surprend. Il s’aperçoit alors, en même temps que le spectateur, que dans les mains de Wade, tendues pour recevoir cet œuf immatériel, frémit comme un halo doré. Le face-à-face avec cette lueur apparemment divine, en cela qu’elle ne paraît engendrée que par elle-même, le désarme pour de bon. Là où la sphère hissée par Tintin concentrait, prête à imploser, tout le spectre visible à partir duquel un monde pouvait se déployer, voilà qu’une trace venait ramasser en un rayonnement chaud un horizon nouveau.
Enfin, c’est le finale de Lincoln. Abe vient de recevoir le coup de feu qui lui sera fatal. Tandis qu’il s’éteint sur son lit, entouré d’une petite assemblée, la caméra panote sur une lampe à bougie. La flamme vacillante redresse le temps d’un lent fondu le grand homme enfin couché, en se superposant à la silhouette dressée de l’orateur s’adressant à la foule. Plutôt que de se courber au dernier soupir de l’icône, et d’en consumer les cendres, elle retient ainsi la trace de ce qui a été, et convoque, non plus la figure statufiée de Lincoln, mais son fantôme.