Avant d’entrer dans le détail de ce film magnifique et retors qu’est Mank, preuve supplémentaire, s’il en fallait encore, que David Fincher est aujourd’hui un metteur en scène de tout premier plan, il faut peut-être désamorcer certains malentendus auxquels il prête le flanc. C’est que le film avance masqué, comme souvent chez Fincher, dont le brio manifeste du style, la vélocité de la découpe et la « maîtrise » trop saillante peuvent susciter la méfiance, voire laisser flotter le soupçon d’un formalisme creux. Mank, qui marque en apparence une rupture stylistique avec une décennie d’une grande cohérence, de The Social Network à Mindhunter, ne déroge pas à la règle et risque de donner lieu à quelques contresens. En premier lieu, à propos du pastiche : le film a beau reproduire partiellement une certaine patine de cinéma classique hollywoodien (de la recréation ponctuelle de petites imperfections de la pellicule à la bande-son remarquable de Trent Reznor et Atticus Ross, qui se pare ici et là de tonalités jazz), il est tourné en cinémascope et en numérique à l’aide d’une caméra, la Red Monstro 8K Monochrome, spécialement pensée pour filmer en noir et blanc avec une résolution et une sensibilité à la lumière inédites, permettant à Fincher de prolonger encore un peu plus loin sa quête de raffinement plastique. Deuxièmement, en revenant sur la genèse de Citizen Kane pour restituer à Herman Mankiewicz la pleine paternité du scénario, Mank peut donner l’impression d’être un « film sur le cinéma ». Or, l’écriture du film de Welles ne constitue tout au plus qu’un fil conducteur, et si Fincher brosse bien le portrait d’un scénariste, il le fait avant tout par les moyens de la mise en scène, impériale ; son sens du mouvement et de l’espace, ainsi qu’une conception parfois géométrique du découpage, confèrent au récit, dense et complexe, toute sa profondeur.
À la manière (très lointaine) de Citizen Kane, Mank repose sur une narration en spirale entre passé et présent, mêlant d’un côté la retraite d’Herman Mankiewicz (Gary Oldman), retranché dans un ranch de Victorville où il s’attelle à l’écriture du film d’Orson Welles, et de l’autre des réminiscences de l’auteur – on le voit travailler aux côtés de David O. Selznick, parcourir les couloirs de la MGM, mais aussi fréquenter William Hearst (Charles Dance), magnat qui servira de modèle au personnage de Charles Kane, et sa maîtresse Marion Davies (Amanda Seyfried). Cette façon d’avancer à reculons trouve quelque part son allégorie dans l’insert récurrent d’une pile de carnets à spirales, où sont consignées les notes du scénariste. C’est toutefois moins le motif qui importe que le mouvement qui l’introduit, à savoir un petit travelling avant rejouant le brassage en arrière des feuilles. Il faut être très attentif aux mouvements chez Fincher. Ils contribuent non seulement à l’organicité générale du montage, truffé de raccords, de prolongements et de cassures d’un plan à l’autre, mais nourrissent aussi des dynamiques contraires structurant souterrainement la mise en scène. Partons du générique : sur le ciel californien, les crédits défilent de bas en haut, comme le veut la règle, avant que la caméra ne glisse de haut en bas pour dévoiler une route. Le plan bascule alors de la verticalité à l’horizontalité, et s’articule autour d’un mouvement de droite à gauche induit par plusieurs déplacements : le sens du vent, qui oriente la course des nuages et balaie la poussière, l’avancée d’une voiture et le panoramique très rapide qui accompagne sa course. Ce mouvement de droite à gauche constitue l’envers de celui de l’écriture – un détail qui a son importance quand on sait que la première scène et les flashbacks sont introduits, comme dans un scénario, par des indications temporelles et spatiales (« Extérieur jour – Victorville – Ranch des invités — 1940 ») tapées à la machine à écrire. Chez Fincher, l’harmonie apparente des formes, la fameuse « fluidité » dont il fait preuve, recouvre une tectonique des plaques se jouant dans et entre les plans. Toujours à propos du générique, on peut ainsi relever que ce passage de la verticalité (céleste) à l’horizontalité (terrestre) de la route, préfigure de manière inversée le parcours de Mank, homme « au bout du rouleau », alité, la jambe emplâtrée, qui clamera toutefois, dans une scène charnière, « préférer rester vertical », pour enfin, debout, se confronter à William Hearst et L. B. Mayer et trouver un semblant de rédemption. Quant au script (qui porte alors le titre de « American ») dont accouche le scénariste, il sera présenté malicieusement à l’envers par la mise en scène, ludique et méticuleuse, qui ne cesse de ménager de la sorte une tension formelle dont il faut saisir maintenant la teneur.
Le triangle et le cercle
Il n’est pas interdit de considérer que le cinéma de Fincher a trouvé dans la figure de Mankiewicz son vaisseau idéal. Depuis Zodiac, Fincher n’aura au fond pas filmé autre chose qu’un embranchement permanent de flux, l’agencement souverain de la mise en scène recouvrant un circuit de dynamiques et de pôles contraires, comme nous l’évoquions dans ces colonnes à propos de Millenium. Personnage dual, Mankiewicz s’inscrit naturellement au cœur d’un vaste réseau, en cela qu’il semble lui-même continuellement tiraillé entre des forces distinctes. C’est d’ailleurs la moitié d’un homme : à moitié debout et allongé (la position dans laquelle il rédige le script), à moitié chaotique (son addiction aux paris et à l’alcool) mais aussi à moitié structurant (sa fonction de scénariste), un pied dans le système et un pied en dehors, à moitié payé par la MGM et à moitié par Hearst, et, en fin de compte, à moitié oscarisé (« Kiss my half », lui dira Orson Welles par média interposés, en guise d’épilogue à leur collaboration). Figure anguleuse, un peu distordue – les jambes croisées ou le corps en angle droit, quand sa femme le déshabille après une cuite –, il est le pivot partiellement dysfonctionnel autour duquel s’organise l’écriture.
Dans cette perspective, deux motifs géométriques se dégagent : le triangle, omniprésent notamment dans la première partie du film, et le cercle, ce « grand cercle » qu’est supposée constituer l’architecture du scénario de Citizen Kane. Or, ce que raconte précisément le film, c’est qu’il faut, pour atteindre le cercle (le film, la fiction) en passer par le triangle (la structure). Une scène apparemment légère formalise ce principe de manière limpide : Mank présente son frère Joe (aujourd’hui le plus connu des deux Mankiewicz, celui-là même à qui l’on doit L’Aventure de Madame Muir et Chaînes conjugales) à Lionel B. Mayer, cofondateur de la Metro-Goldwyn Mayer. Le producteur leur propose de le suivre, tout en entamant un laïus sur les « trois règles du studio ». L’ensemble de la scène repose sur ce motif du triangle, dont Mayer constituerait la pointe. La première règle est elle-même divisée en trois points : l’émotion vient du cerveau, du cœur et de l’entrejambe (et le personnage de joindre le geste à la parole), tandis que le sigle « MGM » se voit déconstruit pour faire émerger une nouvelle trinité – « Mayer ganza mishpoka », que l’on pourrait traduire par « la grande famille Mayer », dont le producteur se revendique être le « papa ». Vient ensuite le cercle, c’est-à-dire la fiction que vont servir ces paroles de faux prophète : la marche des trois personnages les mène dans un hangar où sont rassemblés les employés du studio. Face aux acteurs et techniciens, Mayer entre sur scène cerné d’un demi-cercle lumineux, puis annonce que, compte tenu de la crise économique, chacun d’entre eux va devoir accepter une baisse de salaire de 50 %, pour que la « famille survive ». Filmé en contre-plongée et comme le point de convergence des projecteurs, Mayer est alors figuré au sommet d’une pyramide qu’il domine, avant de quitter victorieux ses « enfants », cette fois-ci pleinement entouré par un cercle lumineux émanant de la diffraction d’un projecteur, de (fausses) larmes aux yeux.
Si Orson Welles apparaît lui aussi cerné de lumière, lorsque se dévoile son visage, Mank se présente au contraire comme une individualité « piégée » par ses propres démons, qui ne parvient pas à donner la pleine mesure de son potentiel ; un triangle sans cercle, ou du moins une figure n’articulant pas encore totalement ensemble les deux forces motrices. Son angulosité illustre ainsi, plus particulièrement au début du récit, un handicap que le personnage surmontera au fil d’une trajectoire paradoxale : en allant conjointement vers l’avant (l’écriture) et vers l’arrière (ses souvenirs). Dans cette perspective, le triangle se voit chez lui d’abord associé à un dysfonctionnement (la poignée de lit d’hôpital, le treuil qui l’extrait d’un accident de voiture), quand le cercle surplombe des figures d’autorité (Houseman, qui surveille l’avancée du travail) ou s’inscrit, au sein de la découpe et dans les plis des plans, à l’intérieur d’un circuit sur courant alternatif : ce sont à la fois les roues du véhicule accidenté et le ventilateur du ranch, lequel dans le montage amorce à plusieurs reprises les sessions d’écriture.
La dame blanche
En film décidément bicéphale, c’est en son exact milieu que le récit tend un miroir au héros, lorsqu’il aperçoit de loin un rassemblement d’Upton Sinclair, le candidat démocrate au poste de Gouverneur de Californie, qui sera défait par la force de frappe économique et propagandiste déployée par Hearst et Mayer (également président du Parti Républicain californien). La scène oppose, en champ-contrechamp, deux écrivains aux idées politiques proches, mais dont l’un reste dans l’ombre, cantonné à ce rôle de « bouffon » amusant de sa verve caustique l’aristocratie de Los Angeles, quand l’autre, au milieu des projecteurs, tente de donner corps à ses principes, de faire de son talent oratoire le « quelque chose » que Mank s’étonne dans une nuit d’ivresse de ne pas avoir encore accompli. En somme, de se projeter, ce que le personnage ne fait que par intermittence, à moitié, comme le pointe de manière cinglante l’adjoint de Mayer, à qui il donnera, sans s’en rendre compte, l’idée clef pour abattre Sinclair. C’est tout le drame de Mank que de prendre part, en dépit de son détachement et de sa roublardise, à ce milieu qu’il méprise. Reste que le film dessine à son endroit une double perspective de rachat : d’abord par l’écriture, qui lui permet de remettre lui-même en circuit les forces de son existence, puis par les interactions qu’il tisse avec les personnages secondaires.
Dans le labyrinthe tortueux que constitue le passé de Mank, la mise en scène esquisse ainsi une entente idéale, secrète et spontanée : la relation que noue le scénariste avec Marion Davies, qui servira de modèle au personnage de l’épouse de Kane, chanteuse sans talent que le magnat, par orgueil, ambitionnera en vain de faire une cantatrice renommée. Trois scènes, dans une logique à nouveau trinitaire, en témoignent. La première est celle de la rencontre, à l’occasion d’un tournage où Marion se tient au sommet d’un bûcher pyramidal et dans lequel la rotondité et la triangularité se télescopent : les projecteurs hissés sur des trépieds, les ombrelles de l’actrice, le porte-voix de l’assistant de Hearst. La deuxième est une déambulation nocturne et féérique dans le domaine de San Simeon, la demeure du milliardaire, à la fois jardin gigantesque et parc animalier, dont les deux amis parcourent les allées sans but précis, jusqu’à arriver à une fontaine, cercle qui acte la plénitude de leurs rapports. La troisième enfin, qui est aussi la dernière chronologiquement (mais pas dans le récit), met en scène un pique-nique champêtre où la blancheur de Marion semble comme irradier le plan, où triangle et cercle se fondent en un tout harmonieux.
Opéra
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce film aussi beau qu’étrange, sur les correspondances cachées qu’il organise et le vertige plastique qu’il suscite. Terminons simplement par un constat plus modeste : la force de Fincher tient également à ce que sa mise en scène, en sus de raconter quelque chose, de manière extrêmement précise et construite, insuffle par ailleurs une dimension quasiment musicale au montage. « Rien ne chante, rien, pas une note » se lamente Mank, devant les notes du jour que lui remet Rita, son assistante (Lily Collins). « Vous n’écrivez pas un opéra », répond-elle moqueuse. Et pourtant si, se dit Mank à lui-même. Le montage de Fincher, lui aussi, joue, à la manière d’un jazzman qui, tout en gardant en tête une partition à suivre, opère à l’intérieur de celle-ci de petites ruptures et embardées discordantes. Ainsi par exemple de la scène que nous venons d’évoquer, où le blanc virginal émanant de Marion Davies laisse place à un enterrement. Ailleurs, une suite chorégraphiée de mouvements disjoints : un regard inquiet que jette un collègue de Mank vers ce dernier, une porte qui se referme puis, dans le plan suivant, de grands plans que l’on déplie sur une table. Glissements, fermetures, ouvertures, redoublements : la mise en scène de Fincher déploie avec maestria un ballet de mouvements, de lumières et de cuts, tient ensemble un art du décalage et une conception de la mise en scène rigoureusement fondée sur la fluidité d’un montage cristallin. On peut dès lors entrer dans Mank comme dans une ronde, en suivant les arabesques que dessine l’enchaînement des plans, des actions et des gestes, sans saisir pleinement le foisonnement des détails qui s’offre à l’œil. Immense film, immense cinéaste.