Le cinéma de David Fincher a témoigné ces dernières années d’une maturité nouvelle, qui s’est imposée dans des œuvres d’une vélocité impressionnante creusant une même ambition : rendre compte de l’organicité du monde et de ses images.
Quelques notes sur le montage de Millénium
Si Zodiac (2007) peut être considéré comme le tournant de la carrière de David Fincher, c’est toutefois dans les années 2010 que son cinéma a atteint la densité et la profondeur qui caractérisent les œuvres de premier plan. Millénium : Les hommes qui n’aimaient pas les femmes en constitue une preuve d’autant plus éclatante que le film propose, sous ses oripeaux de roman de gare (il est le remake de l’adaptation d’une série policière à succès), une forme de quintessence de l’écriture fincherienne, où tout renvoie au sujet profond que le cinéaste creuse depuis maintenant une quinzaine d’années. Ce sujet, quel est-il ? Les récits de Fincher convergent vers une même trajectoire : la mise en lumière de l’ordre qui sous-tend l’apparent chaos du monde et des flux incessants qui le composent. On pourrait prendre la trame de chaque œuvre pour en faire la démonstration : Mindhunter raconte comment l’explosion du phénomène des serial killers, figures chères à Fincher, fait l’objet d’une étude et d’une tentative de nomenclature ; Zodiac suit sur plusieurs décennies une énigme insoluble et tente de combler les trous ; Gone Girl s’ouvre sur une disparition, un grand vide à partir duquel se redéploient à plusieurs reprises les enjeux d’une intrigue foisonnante qui ne fait pourtant en fin de compte que développer, de manière certes spectaculaire, les tenants et les aboutissants d’un contrat social – le mariage ; The Social Network comme L’Étrange Histoire de Benjamin Button épousent la forme d’amples récits a priori balisés (d’un côté l’émergence de Facebook, de l’autre l’entièreté d’une vie racontée) qui présentent d’emblée une anomalie (un soupçon qui fait l’objet d’une attaque en justice, un corps qui rajeunit plutôt que de vieillir). Millénium ne déroge pas à la règle. Il s’agit d’une enquête à tiroirs dont le point de départ est l’assassinat d’une jeune fille, Harriet, disparue il y a quarante ans sans laisser de traces, à une exception près : année après année, son oncle continue de recevoir les fleurs encadrées que sa nièce avait coutume de lui offrir pour son anniversaire.
L’une des spécificités de Millénium tient à ce que le film suit deux personnages sur le papier opposés (un journaliste d’investigation à l’ancienne et une hackeuse surdouée) qui vont mettre à plat le nœud de l’intrigue. L’enquête prend la forme d’un remontage, d’abord analogique (le petit film proto-Zapruder que recompose Mikael Blomkvist sur son ordinateur à partir de photographies d’époque), puis numérique (la virtuosité de Lisbeth Sanders pour trouver, compiler et tirer la synthèse d’une somme d’informations éparpillées). De cette structure, le film tisse un montage télescopant d’incessants mouvements – géographiques (Stockholm, la ville fictive d’Hedestad, Londres) et temporels (les allers-retours entre le présent de l’intrigue et le passé dans lequel les enquêteurs se plongent), mais aussi entre les deux personnages principaux, presque toujours en mouvement (à bord d’un train, d’un avion, d’une voiture, sur une moto), et enfin à l’intérieur même des scènes. À chaque échelle, ce sont des dynamiques qui semblent régir le montage, à partir duquel s’organise un réseau liant ensemble des faits, gestes, figures, localités et scènes en apparence bien distincts. Avant même le générique, qui montre un liquide visqueux et sombre s’infiltrant tel un virus à l’intérieur d’un ordinateur et de corps noirs, une petite séquence d’introduction précise le fil que suit la coupe. Les deux premiers plans, que l’on pourrait de prime abord considérer comme de simples panoramas d’exposition, mettent d’emblée l’accent sur la dimension liquide du montage, en raccordant un panoramique de gauche à droite sur la mer Baltique (qui sépare l’île des Vanger du continent) sur un plan statique du terrain de la famille, où le vent balaie les flocons de neige. Le sens du vent prolonge ainsi deux mouvements du plan précédent : d’abord le trajet de la caméra, puis le courant de la mer Baltique. Autrement dit, et la suite du film ne fera que le confirmer, le montage chez Fincher révèle l’organicité intrinsèque d’un monde se présentant pourtant comme cryptique et morcelé.
Liquidité
Ainsi de cette scène en apesanteur, où Blomkvist se rend à Londres dans le cadre de ses recherches préliminaires sur la famille Vanger, que l’on peut décomposer de la manière suivante en cinq étapes. 1) La caméra vient d’abord s’avancer jusqu’à Mikael pour le cadrer entre deux rangées de sièges. 2) À peine a‑t-elle atteint sa destination que la continuité du mouvement est prise en charge par le personnage, qui vide simultanément deux petites bouteilles d’alcool dans un verre. 3) Au moment même où son geste s’achève, un fondu enchaîné amorce le plan suivant, où l’on entrevoit un taxi. 4) Tandis que le hublot s’estompe peu à peu et que Mikael porte son verre à ses lèvres, la porte du taxi s’ouvre et le journaliste en sort. 5) Une fois dans la rue, son premier geste est de sortir de sa poche un spray pour rafraîchir son haleine et masquer l’odeur de l’alcool ingurgité. Non seulement l’enchaînement des actions et des plans suit une continuité parfaite, qui lie des faits et gestes temporellement et spatialement distants, mais c’est de surcroît à nouveau un écoulement qui se révèle motiver le fondu enchaîné et par extension le passage d’un plan à un autre.
On ne s’étonnera dès lors pas que Millénium s’avère truffé de petits raccords aqueux, comme dans cette scène où les traces laissées par le corps en sueur du tuteur de Lisbeth (elle est alors en train de se venger du viol qu’il a commis) sont accompagnées par un travelling arrière puis un cut sur Blomkvist, qui avale une gorgée de café, alors qu’il cherche sur des photos vieilles de quarante ans la trace d’un tueur de femmes.
Si l’on s’attarde sur le détail de la découpe, une règle commune caractérise les trois exemples préalablement cités : le mouvement de la caméra (le panoramique au-dessus de la mer, le travelling pour cadrer Blomkvist entre les sièges, le travelling arrière dans le couloir au-dessus de la traînée de sueur) laisse place à un cadre statique où le mouvement se voit prolongé depuis l’intérieur du plan. Dans cette perspective, la mise en scène de Fincher repose beaucoup sur des petits gestes débordant d’un plan sur l’autre. L’illustration la plus manifeste en est évidemment ce raccord où un inspecteur de police craque une allumette quarante ans dans le passé pour allumer sa cigarette au présent, mais des exemples plus discrets et tout aussi finement agencés peuplent le film : une photo que Blomkvist remue d’un geste nerveux d’abord à son bureau, puis dans la rue où elle a été prise ; ces lunettes que Daniel Craig ne cesse d’enlever et de remettre ; la chevauchée de Lisbeth sur sa moto qui laisse place au corps de Blomkvist, attaché et tiré par un treuil dans la cave du meurtrier sur lequel il enquête ; le rôle des tasses et des verres, comme dans ce plan où Lisbeth boit un verre et où le mouvement de l’eau reproduit le petit balayage de haut en bas que la caméra vient d’effectuer sur la façade de l’immeuble où elle se trouve. Ce prodigieux feuilletage, loin de n’être que la marque d’un savoir-faire, permet à Fincher de faire des distances physiques, temporelles et affectives (la fin, qui annonce Gone Girl) le fondement d’une écriture restituant la vitesse du monde et la profondeur des interactions qui s’y jouent. Millénium est une cathédrale de petits détails se fondant parfaitement les uns dans les autres, un précipité de cet art que l’on appelle « mise en scène », dont Fincher est aujourd’hui l’un des maîtres.
Josué Morel
Dynamique et herméneutique
Les premiers thrillers de David Fincher, réalisés dans les années 1990, organisaient leurs récits autour d’une enquête qui aboutissait systématiquement à une distorsion de l’intrigue (les fameux twists finaux de Seven, The Game et Fight Club), l’ensemble des détails disséminés dans le récit convergeant alors vers une signification unique. À cet égard, l’inflexion majeure de son cinéma intervient avec Zodiac, film dans lequel les personnages se révèlent incapables de mettre la main sur le serial killer qui concentre leur attention. Une fois perdu leur point d’origine, les signes se révèlent donc sans fondement et forment une doublure chaotique du monde en constante prolifération. Par exemple, tandis que l’affaire du tueur de San Francisco bat son plein, les lettres attribuées à l’assassin, pour la plupart apocryphes, se multiplient et conduisent la police de fausse piste en fausse piste. Afin de figurer cette avalanche de renseignements contradictoires, Fincher prend le parti, par un habile jeu de surimpressions, de tapisser les murs du San Francisco Police Department de manchettes de journaux consacrées à l’enquête et de traces manuscrites du meurtrier. Le cinéaste construit là un véritable empire des signes que traverse de part en part l’inspecteur Dave Toschi (Mark Ruffalo), chacun de ses déplacements consistant à emprunter une trajectoire (idée soulignée lorsqu’une carte routière vient s’imprimer sur son corps en mouvement), afin de suivre la piste des indices laissés par l’assassin. Il ne s’agit dès lors plus pour les héros fincheriens de simplement remonter à la source d’un mystère, mais d’articuler ensemble dynamique et herméneutique, en rassemblant des séries d’informations au gré de leurs multiples voyages.
Au regard de ce que le récit-fleuve de Zodiac avait patiemment entrepris de tisser, Millénium pourrait être taxé de régression : Fincher semble en effet revenir à la structure d’une investigation classique, au terme de laquelle l’assassin est démasqué et la vérité révélée. C’est toutefois s’en tenir à une lecture partielle du film, et ne pas prendre en compte son effarant segment final : une fois l’affaire Harriet résolue, Lisbeth décide de tendre un piège à l’ennemi juré de Mikael Blomkvist, Hans-Erik Wenneström. Le film octroie alors une dizaine de minutes au seul spectacle des différents voyages de la jeune femme, qui n’a de cesse de transiter d’un point à un autre de l’Europe, mais aussi de transférer des data (les données bancaires du milliardaire suédois). Sans doute faut-il relire l’ensemble du film à l’aune de cette séquence : Millénium se fait avant tout le récit de la constante circulation de ses personnages, réalisant par là le prodige de prolonger sur 2h40 l’horizon esquissé par la scène du commissariat de San Francisco. Pour ce faire, Fincher organise l’ensemble de sa mise en scène autour d’un motif simple, qu’il ne va cesser de décliner et de compliquer : la ligne. Si l’enquête implique pour Mikael et Lisbeth une série de déplacements dans l’espace (via un chemin de fer, une route en lacets ou un GPS), elle suppose également de naviguer entre passé et présent, ce que pointe une scène remarquable où Mikael surligne les phrases d’un rapport de police, avant qu’un fondu enchaîné ne fasse apparaître leur contenu à l’image. Comme le met en évidence l’association formelle entre ligne (le stabilo) et informations (les phrases du rapport), la dynamique se révèle la condition même de l’herméneutique : trouver des indices suppose en effet de partir à leur recherche, mais aussi de les mettre en mouvement par l’interprétation – idée qu’illustre exemplairement la scène où Mikael reconstitue, à partir de photos amateurs, un petit film où le mouvement d’un visage se révèle précieux pour la suite de l’enquête.
De la ligne au maillage
Si cette scène dessine une évidente analogie avec le Zapruder film et le Blow up d’Antonioni, force est de constater que Fincher règle assez vite la question de l’erreur interprétative. Là où les premiers films du cinéaste (en particulier, The Game) faisaient de la surinterprétation des signes et de la paranoïa qui en découle leur sujet principal, Millénium détaille au contraire avec précision la méthode employée par les personnages pour éviter les contresens – ce en quoi le film prépare le tournant quasiment scientifique opéré par Mindhunter. L’ouverture en donne d’emblée la forme : après un court échange téléphonique avec l’inspecteur Morell, Henrik Vanger pose sa paire de lunette sur un cadre qui renferme une fleur séchée, les branches de ses bésicles coupant perpendiculairement la tige de la plante. Que raconte ce plan ? Qu’un indice (les fleurs supposément envoyées par l’assassin de sa nièce) doit nécessairement être croisé avec autre chose par l’analyste pour en tirer une information. Fincher tisse à partir de là une série de parallèles entre l’enquête et une science instituée, la cartographie, particulièrement sensibles lorsqu’à la fin du film Lisbeth se munie à la fois d’une carte de la Suède (elle-même coupée par des lignes perpendiculaires) et d’un tableau pour ses recherches dans les archives des Vanger. Le croisement de données en abscisse et en ordonnée permet, dans les deux cas, de concentrer le regard de l’herméneute sur des détails à première vue invisibles mais déterminants dans le déroulé de l’investigation. Rien de surprenant donc à ce qu’une grande partie de l’enquête repose sur l’analyse de photographies numérisées sur ordinateur : le croisement des pixels qui les composent, souligné par plusieurs zooms, vise à montrer que le moindre détail à l’image peut être lui aussi décomposé et soumis à l’analyse.
Il ne faut d’ailleurs pas sous-estimer l’importance de cette idée dans l’économie de la mise en scène fincherienne : l’utilisation de la technologie numérique (qui repose elle aussi sur le croisement de pixels) est utilisée par le cinéaste de manière à obtenir une image à la lisibilité quasiment parfaite, de sorte que le moindre détail dans la profondeur soit repérable à l’écran. La récurrence presque systématique du motif de la croix, jusqu’au tout dernier plan, revêt ainsi une fonction pédagogique, dans la mesure où elle invite le spectateur à exercer sa propre capacité à repérer les éléments signifiants à l’image. Il ne s’agit toutefois pas d’un vain jeu d’esthète (comme l’était dans Fight Club le pari de placer un gobelet Starbucks à chaque plan), tant leur rôle dans le montage et leur emplacement à l’écran s’avèrent fondamentaux. La répétition du motif prolonge d’abord la dynamique de télescopage des différents lieux traversés par les héros : d’un plan à l’autre, la récurrence des croix permet d’unifier des espaces apparemment séparés entre eux, comme lors de l’apparition de Lisbeth où un bureau en hauteur se voit « connecté » avec le parking de l’entreprise en contrebas. Elles revêtent par la suite une fonction interfaciale, dans la mesure où elles sont le plus souvent placées sur des fenêtres qui relient intérieur et extérieur. Aussi, du détail de ses plans jusqu’à la dynamique de son montage, Millénium s’apparente à une gigantesque architecture qui ne cesse d’approfondir une même idée : l’indéfectible unité du monde à l’heure de l’accélération des dispositifs de communication.
Thomas Grignon