Enfin un vrai metteur en scène. On a souvent entendu que Bruno Dumont cherchait à choquer le spectateur. Mais Bruno Dumont ne fait pas des films pour lui, ni pour la critique, ni pour la gloire, mais bien pour le spectateur. « Prends ce qu’on te donne, tu comprends pas que c’est un cadeau que je te fais ? » criait Domino, s’offrant enfin à Pharaon dans L’Humanité. Le cinéma de Bruno Dumont est comme Domino, il ne se refuse pas. Il se digère difficilement, parfois, mais une œuvre offerte avec autant de sincérité ne se refuse pas. À présent, place à l’artiste et à sa leçon de cinéma.
Le film
Les Flandres
Un spectateur à Cambrai m’a dit qu’il trouvait les paysages très laids, très gris, très sombres. Pour d’autres, ce sera l’inverse. C’est le spectateur qui voit. Le cinéma n’est qu’une tentative de saisie de l’intériorité. Je ne me sens pas filmer les Flandres. Je sais bien que ce sont les Flandres, mais elles sont cadrées, coupées, montées. C’est donc qu’il y a autre chose. C’est une recherche d’expression, il s’agit de trouver dans ces paysages l’évocation des sentiments et des états d’âme des personnages. Filmer un plan subjectif de Demester, c’est aller au sentiment de Demester. Ce n’est plus la campagne, on est à l’intérieur de lui. Il y a des plans où je trouve que Demester est très beau. Il y a des plans où Barbe n’est pas belle. C’est ça, le cinéma. Il faut réussir, par l’action, par la direction, à trouver chez ces deux figures ce qui est beau et laid. Ce qui m’intéresse, c’est le mélange. Je ne veux pas interpréter esthétiquement quoi que ce soit. Je pense qu’on a un lien quasiment mystique avec la nature. Qui dit mystique dit mystère, donc en même temps je ne comprends pas forcément ce que je filme. Il est difficile de saisir les êtres. J’essaie de faire un plan d’un paysage pour essayer d’aller à l’intérieur d’un personnage. Est-ce que j’y vais vraiment ? Je n’en suis pas convaincu, mais en tout cas j’essaie.
Le triangle amoureux
Je traite ce thème parce qu’on en est tous là. Si vous lisez Shakespeare ou Sophocle, c’est toujours la même histoire, c’est toujours le désir. Je pense que j’ai envie de creuser encore. Je prends toujours le même exemple, mais Cézanne a peint cinquante fois La Montagne Sainte-Victoire. Cela montre bien que ce n’est pas le sujet qui compte. On cherche l’amour, et tous mes films, finalement, sont des films d’amour. C’est pour cela que je travaille par genres : film d’horreur, film d’amour, d’amour et de guerre. Quand j’ai fait L’Humanité, je faisais un polar, un film policier. On retrouve forcément des obsessions. Je pense que je filme comme je suis. Pourtant, ce n’est pas du tout autobiographique. Demester et Pharaon, c’est moi, c’est évident. Ils ont tous des filles qui ne sont jamais pour eux. Je suis peut-être obsédé par ça, je ne sais pas. L’idée de désir porté, violent, romantique, tragique.
La guerre
Je ne voulais pas m’encombrer des discours de l’Histoire. Si je dis que c’est la guerre d’Algérie, le spectateur va se mettre dans une disposition. C’est un peu le problème des gens en Flandres, c’est-à-dire qu’ils vérifient l’exactitude. Or ce n’est jamais exact. Cela les empêche de voir le film. Il faut donc dépasser l’Histoire, puisque ce n’est pas mon intention. Il faut faire une guerre qui soit la guerre de la guerre, suffisamment moderne pour qu’elle soit contemporaine. Dans Indigènes, par exemple – je peux en parler parce que c’est le même producteur que moi – on ne pose pas de question sur la direction d’acteurs, la mise en scène, etc., toute la critique et les spectateurs admirent ceux qui ont libéré la France. C’est comme Les Dossiers de l’écran, c’est quelque chose qui sert à débat. Mais le film lui-même passe au second plan. Pour éviter de faire cela, si on ne veut pas que le spectateur aille sur certaines zones, il faut l’empêcher d’y aller. D’où l’idée de faire une guerre quasiment abstraite. Mais il faut bien qu’elle ait un corps cette guerre, il faut qu’elle soit vraisemblable. Cela passe par les tenues, les décors, les hélicoptères, qui font que cela a l’air contemporain. Cela vous prend et le reste suit. C’est la guerre intérieure, ça se passe à l’intérieur. C’est une guerre totalement fausse.
Je ne savais pas en l’écrivant, mais en faisant le film, je me suis dit qu’il n’y avait pas de différence entre l’histoire d’amour et la guerre. La rivalité du désir, excitée par la jalousie, c’est la possession de la femme, et le rival peut être éliminé. Dans la vie civile, en général, il n’est pas éliminé. Mais vous mettez la même situation dans la guerre, il va être éliminé. C’est quoi, la guerre ? On se bat pour une terre, les gens se battent par amour, et c’est parce qu’ils désirent la même chose qu’ils se tuent. C’est le désir qui fait l’homme et l’homme désire des femmes, des terres, des lieux, jusqu’à se battre pour cela. La guerre devient alors une sorte de parabole de l’amour. Je ne le savais pas en l’écrivant, je l’ai découvert en le faisant.
Durée du film
Twentynine Palms était très abstrait, assez expérimental, le récit en avait pris un bon coup, la psychologie aussi. J’avais besoin de revenir à quelque chose de plus académique, dans l’histoire, les personnages, la rivalité amoureuse, des éléments très simples. De ce fait, le film est plus rythmé, il a des apparences de figuration beaucoup plus réelle. Vous savez, dans L’Humanité, c’est Pharaon qui induit cette lenteur. C’est lui qui me l’a donnée, cette lenteur, parce qu’il est lent. Ce n’est pas moi qui me suis dit « Tiens, je vais faire un film lent ». À la limite, je ne peux pas le prévoir. Ce sont les acteurs qui me donnent leur rythme. Samuel est plus vif, Adélaïde aussi. Ils ont une manière d’être qui impose un rythme, et je monte en fonction de ce que j’ai devant moi. Cette fois, je n’ai pas prévu de faire un film d’une heure et demie. Quand je commence à monter, je n’en sais rien. Si le film doit durer trois heures, il durera trois heures. En montant, vous créez un temps et à un moment donné vous savez si c’est bon. Par exemple, les scènes de guerre étaient trop longues. Comme c’était un peu abstrait, on commençait à se perdre un peu. Mais il fallait que les monte pour me rendre compte. J’avais coupé les chars, j’avais tout enlevé, puis j’y suis revenu. On cherche. Comme il n’y a plus de scénario, il n’y a plus que ce qu’on a tourné. On cherche avec les plans une espèce d’élévation. Et même quand le film est fini, on se dit qu’il n’est pas fini. Ce n’est jamais fini.
La réception du film
Les gens sont secoués. À la fin du film, ils disent qu’ils ont du mal à parler, à juger le film. Certains refusent le film et d’autres sont comme en extase, on sent qu’ils ont été touchés intimement, que le travail n’est pas fini, qu’ils viennent de recevoir un choc et qu’ils ne sont pas encore capables de l’exprimer. Je pense que ce choc est bénéfique. Ce qui compte dans un film, c’est le lendemain. Le moment du film, pour moi, n’est pas très important. Ce qui est important, c’est l’impression que vous laissez. Et les impressions du cinéma peuvent durer. J’ai vu récemment les Fioretti de Rossellini. Sur le moment, on n’est pas forcément en phase avec cela. Mais après, il y a une mémoire du film absolument extraordinaire. C’est cela qu’il faut faire. Ce n’est pas une distraction, ce n’est pas une attraction, ce n’est pas un manège. Je veux que le spectateur soit victorieux, vraiment. Je veux que le film soit une victoire, même si c’est d’abord difficile. Sinon ce n’est pas la peine de faire des films.
Un cinéaste, un style
La contradiction
La contradiction ne me gêne pas. Je pense que le cinéma est un art de contraires, ce sont des plans qu’on raccorde. Si vous retirez tout ce qui est gênant, si vous retirez tout le mal, le bien n’apparaîtra pas, c’est certain. Il faut le mal, on ne peut pas y échapper, il faut les contraires. Le beau a besoin du laid, le laid a besoin du beau. J’ai besoin du vacarme de la guerre pour sentir le silence des Flandres, sinon ça ne passe pas. J’ai besoin de la fureur, de pousser parfois les sons pour sentir à la fin, rétrospectivement, le silence. Je pense qu’on est fabriqués comme ça.
Transformer le réel
Il faut transformer. Si vous filmez le réel comme le réel, cela ne vous dira rien, vous allez retrouver ce que vous voyez. Ce réel doit donc être transformé. Il doit être transformé pour être exprimé. On le voit dans la peinture : dès qu’il y a modification, transformation, il y a expression.
Élever le spectateur
Ce qui m’intéresse, c’est d’aller au commencement, à la nature, au mythe, à ce genre de représentation, justement pour aller chercher le spectateur dans son fond. Pas pour exalter le fond, mais simplement pour qu’il s’élève. C’est à lui de s’élever. Le film, lui, n’est pas obligé de s’élever. Ce qui est important, c’est que le film élève. Mais pour élever quelqu’un, il n’est pas obligé d’avoir quelque chose qui monte très haut devant lui, car il risque au contraire de se sentir petit. Si vous avez un héros qui est mauvais, le spectateur va le sauver. La télévision nous montre des héros parfaits, formidables, moraux, mais cela ne sert à rien. Le spectateur n’a pas besoin de cela, il a besoin de faire une expérience. Il ne faut pas lui asséner une morale en lui disant « Ça c’est bien, ça c’est mal », il faut qu’il expérimente dans son corps. Au cinéma, c’est possible. Pendant une heure et demie, on peut traverser les fonds, non pas pour montrer que la vérité est là, parce que la vérité c’est lui. Je pense que c’est le spectateur qui doit sauver le film. Et pour qu’il sauve le film, il faut l’asticoter, il faut le travailler. Je me dis maintenant que je ne monte pas des images, que c’est le spectateur que je monte. Je rentre à l’intérieur de lui, je prends des câbles que je connecte. La puissance de la haine et la puissance de l’amour cohabitent. Il y a vraiment la puissance de l’amour qui est là. C’est le spectateur que je monte. De ce fait, cela dépend de chacun. Certains arrivent avec leur histoire. Il y a des gens qui n’acceptent pas d’être montés.
Liberté
Je ne me censure pas, je peux très bien ne pas monter les plans. Je sais que j’ai ma liberté dans une petite économie, parce que l’enjeu industriel n’existe pas. Économiquement, il n’y a pas de risque, le film a coûté entre 1,5 million et 2 millions d’euros, on n’est pas obligés de faire 400 000 entrées. De ce fait, il n’y a pas cette contrainte dans le sujet, dans la mise en scène. Je peux être libre sans que le producteur vienne me dire que le spectateur va décrocher. Je peux travailler en totale liberté parce que je suis dans une économie qui n’a pas un poids qui écrase l’artistique.
Les visages et les corps
C’est le plus important, parce que c’est ce qui est humain dans le film. La seule chose à peu près humaine, ce sont les acteurs et les visages. Je pense que le visage, c’est la pointe de la matière. Après vous avez l’esprit. Moi, justement, je m’arrête pour qu’on reste dans cette élévation de la matière la plus évoluée qu’est un visage. Pour moi, l’âme est juste derrière. Je filme les visages fixes et droits pour faire sentir ce qu’il y a derrière, mais je ne peux pas le dire, je ne veux pas le dire. L’acteur ne va pas le dire non plus. Je fais cela dans l’espoir que le spectateur passe à l’intérieur. Les corps – je ne sais plus qui disait cela, mais je pense que c’est vrai – c’est la première cause de l’âme. Tout ce que vous pensez, c’est ce que votre corps a ressenti. C’est d’abord le corps qui sent, ensuite on parle. On essaie de parler de son corps, mais en fait on n’y arrive pas. Tandis qu’au cinéma, vous pouvez filmer des corps. Vous êtes dans quelque chose d’essentiel. Le problème, c’est que comme ce n’est pas verbalisé, l’interprétation est multiple, alors que si je verbalisais, je prendrais peut-être le spectateur plus droit et ce serait plus balisé. Mais je n’en ai pas envie, parce qu’il n’y aurait plus la profondeur. C’est un choix.
La sexualité
Si je tourne la sexualité comme ça, c’est pour y trouver une expression, en retirant toutes les couches, pour prendre la couche primitive et l’amener devant le spectateur, qui lui a normalement une sexualité à plusieurs couches. Quand vous voyez un film américain avec de la musique, des plans sensuels, c’est trop. Je recherche plutôt une forme d’épure et d’élimination, alors qu’une scène très romantique peut se faire par ajouts superficiels et totalement abstraits. C’est tout aussi abstrait d’aller mettre des violons dans une scène d’amour que de ne pas en mettre. La sexualité est primitive. Elle est justement dans cette nature, c’est-à-dire qu’elle est élémentaire. La culture se fait à partir de cela.
Un artisan
Je me considère comme un artisan. Je fais des films qui ne sont pas droits, je sais que c’est un peu tordu, mais je pense que c’est cela l’artisanat. C’est composer avec des éléments qui ne sont pas forcément des droites. C’est ne pas vouloir l’industrie et ne pas façonner droit. Chaque artisan a son style, et il n’y en a pas un qui a raison. Je sais très bien que je n’ai pas raison, mais il y a un petit quelque chose que j’essaie de faire. Quand je vois d’autres grands films, cela relativise beaucoup ce que je fais moi-même.
Le divertissement
L’industrie actuelle formate et cérébralise énormément. On prévoit tout pour qu’il n’y ait pas de risque. Il y a aujourd’hui une esthétique sensible qui est très molle et divertissante. On veut avoir le divertissement. C’est très bien, j’aime bien rigoler, ce n’est pas le problème. Mais se divertir de quoi ? Quand on regarde les Grecs, il y avait à la fois des comédies et des tragédies. On a besoin du tragique, c’est évident. On a besoin d’affronter nos propres ombres, comme le font Sophocle ou Euripide. Il y a inceste, parricide, meurtre, mais aussi amour, vision divine, tout est là. Je veux travailler absolument avec ce matériel-là et ne pas considérer qu’il faut divertir, divertir, divertir. Mais quand je ferai une comédie, je ferai une comédie. C’est un genre tout à fait majeur. Mais je n’en suis pas encore là, c’est tout.
Des images force
Chacun choisit ses plans mais, à la limite, il ne faut pas choisir, il faut prendre tout le film. Si vous dites que c’est un beau plan, c’est une erreur. J’essaie aussi de ne pas faire de trop beaux plans. Il faut que le film, dans sa totalité, soit beau. De temps en temps, je suis capable de prendre une prise un peu moins belle, afin justement de ne pas exalter quelque chose qui est esthétisant. Si vous dites que c’est beau, c’est que vous êtes distrait. Il ne faut pas voir un plan en se disant « Quel plan ! » Il ne faut pas vous le dire. Que des images restent, c’est bien. Mais au moment où elles passent, il faut qu’elles passent. Après, on les garde en mémoire. Chacun garde des images force. C’est comme un voyage : à la limite on s’ennuie un peu sur le coup, mais la mémoire qu’on en a est extraordinaire. On peut vivre des choses d’une façon un peu monotone. C’est pour cela que je n’ai pas peur qu’il y ait des scènes un peu monotones. En tout cas, il y a quelque chose qui doit se fabriquer.
Le spectateur
Le spectateur, il faut le prendre, il faut le porter, le faire tomber, le ramasser, le frapper, le secouer. Il faut qu’il passe par des étapes successives. Certaines scènes ne sont pas drôles à regarder, je le sais très bien. Quand j’avais monté L’Humanité, il y avait le plan de la petite fille avec les jambes écartées et le sang. Je n’avais monté que le début du film et je voyais les gens réagir. Je me disais que j’allais peut-être trop loin. Alors j’ai essayé d’enlever le plan, mais ça ne passait pas, il fallait mettre le plan. Cette image est horrible, je suis d’accord, mais il faut passer par l’horrible pour pouvoir progresser.
L’inspiration
Il ne faut pas voir des films pour faire un film, sinon vous êtes mal barrés. Il faut voir des films pour voir des films. Je serais incapable de voir un acteur dans un film et de le prendre, c’est quelque chose que je ne peux pas faire. Ce n’est pas qu’il n’est pas doué, ce n’est pas le problème. Je progresse dans le cinéma en connaissant de mieux en mieux la chimie des êtres humains, comment on est faits, plutôt que d’aller au cinéma et d’apprendre comment on fait des films. À la limite, un très bon cuisinier, c’est quelqu’un qui connaît la nature humaine, ce n’est pas un virtuose des casseroles, ce n’est pas vrai. C’est plutôt dans cette connaissance infinie et inachevée de la nature humaine que je trouverai des idées de mise en scène, et non en allant au cinéma, je ne pense pas.
La technique au service d’un art
Le scénario
Je ne peux pas tourner mon scénario. De toute façon, il ne faut pas le tourner, car le scénario est une vue de l’esprit. Si vous tournez votre scénario, vous restez dans l’esprit, c’est-à-dire que les acteurs vont faire ce que vous leur demandez. Tout va être intellectuel, produit par l’esprit. Ce que je fais, c’est que je vais au bout de l’écriture, d’une façon littéraire, poétique, donc j’écris des choses que je ne pourrai jamais tourner. Je peux écrire 3 pages sur Demester et faire un plan de 5 secondes. Mais le plan de 5 secondes était préparé par ces 3 pages.
Si on fait le rapport entre ce qui a été écrit et ce qui a été tourné, je pense que ce qui est tourné est avant ce qui est écrit. C’est-à-dire que j’essaie, dans le film, de retrouver la matière brute à partir de laquelle on pourrait écrire cela. Mais tourner ce que j’ai écrit est une faute professionnelle. Le cinéma est antérieur à l’esprit, c’est-à-dire qu’il retourne dans les corps, dans les sensibilités, dans les paysages. Derrière un plan banal, on peut écrire 4 pages. Mais je ne vais pas étaler 4 pages comme ça dans leur profondeur, ce serait chiant et prétentieux, intellectuel. Je préfère un plan tout à fait « con », mais derrière cela, quand je filme Demester, par exemple, je sens bien qu’il y a quelque chose. Je n’ai pas besoin qu’il le dise. Je n’ai pas besoin de bouger ma caméra pour dire aux spectateurs : « Regardez, regardez ». Je tourne dans l’espoir que le spectateur le verra. Certains ne le verront pas, mais tant pis. Quand on fait un film ouvert, on prend le risque du spectateur, de celui qui ne voit rien, de celui qui voit tout. Je ne filme pas du tout pour convaincre le spectateur. Je filme pour lui faire voir. Ensuite, il voit ou il ne voit pas, c’est son réglage à lui.
Composition du film
Ce qui m’intéresse au fond c’est la mise en scène : comment faire pour… ? Ce sont des couleurs de vêtements, un choix de costumes, un déplacement d’appareil, la durée du plan. Ce sont tous ces éléments-là qui font la composition. L’histoire n’est pas très importante. C’est un élément, mais ce qui ne me plaît pas dans le cinéma industriel, c’est la proéminence de l’histoire, des acteurs, des dialogues. Tout est important, donc comme tout est important, il n’y a pas de dominant. Il ne faut pas non plus que le metteur en scène domine. Mon travail consiste aussi à disparaître dans la mise en scène. Il ne faut pas que le chef op’ domine, à nous faire une belle image, trop belle ; il ne faut pas que l’acteur domine, ni le dialoguiste. Il ne faut pas que le mouvement d’appareil soit une espèce d’œuvre virtuose. Il faut faire tenir tout cela pour qu’il y ait harmonie.
Photographie
C’est dialectique, il faut de la rupture. S’il n’y a pas de rupture, il n’y a pas de mouvement et s’il n’y a pas de mouvement, le spectateur ne bouge pas. Il y a quand même des éléments de composition photographique qui participent au contraste. Contraster, ce n’est pas simplement faire sauter un pont. Cela peut consister dans le fait de tourner cette guerre avec des moyens rudimentaires, une image un peu sale, par exemple.
Le tournage
Je ne sais jamais quand une prise est bonne. J’essaie de cadrer, mais surtout je cherche. Lors du tournage, comme le scénario est oublié, je cherche dans la prise à retrouver quelque chose. En même temps, c’est l’acteur qui le fait. Une partie lui appartient, que je dois regarder moi-même. Je pense donc que c’est lui qui me le dit. C’est du domaine de l’évidence. Ce n’est pas prévisible, on dit « Action », et on attend, on espère que ça arrive. Il y a des scènes que je tourne dont je ne suis pas très content. Mais au montage cela marche très bien. Il ne faut pas finir au tournage.
Les acteurs
Ils ne sont pas là pour m’obéir. L’acteur, je le dirige en lui disant où il doit aller, mais c’est lui qui y va. Il y va avec une forme de liberté que je dois prendre. Ce n’est pas comme un exécutant. J’espère qu’il va faire autre chose. Et ce qui est formidable, c’est qu’il fait toujours autre chose. Je vois ce qu’il fait et je me dis que je vais faire avec cela. La justesse de Demester est à lui, c’est à moi de la trouver aussi. C’est un travail qui se fait vraiment à deux. Ce n’est pas moi qui détermine tout. Il faut à la fois être gentil et méchant avec eux. De temps en temps, il faut bien que je les pousse. Alors parfois je vais trop loin. Il y a des prises où je vais trop loin, car quand on fait une prise un peu molle, on se dit qu’il faut y aller plus fort. Mais parfois je sens bien que c’est trop. On revient alors à la prise intermédiaire, qui était finalement la plus juste. Mais il faut souvent que j’aille trop loin pour me rendre compte qu’elle était juste. Si la seconde prise est bonne, c’est parce que toutes les autres ne sont pas bonnes, mais il faut que je les fasse, je suis obligé de les faire. Je peux tourner des scènes beaucoup plus violentes pour m’apercevoir que c’est trop. Mais si je ne le fais pas, je ne le sais pas.
Le fait que mes acteurs aient reçu un prix d’interprétation, ça me fait vraiment plaisir, surtout dans le cirque cannois. C’était contraire au milieu, donc il y a eu une sorte de réaction colossale. Ils voyaient des spectateurs de leurs propres films monter sur la scène. C’était fabuleux, car le voile était levé sur leur mépris du public, leur haine des gens. Séverine Caneele et Emmanuel Schotté, ce sont des gens ordinaires et ils n’aiment pas les gens ordinaires. Mais le jury a reconnu leur vérité. C’est ça être professionnel, c’est quelqu’un qui sait travailler. Mes acteurs sont professionnels, puisqu’ils sont bons. Il y a tellement d’acteurs professionnels qui sont mauvais. Samuel et Adélaïde, ils jouent, ce n’est pas leur vie du tout. Un acteur ne peut pas durer longtemps, il met tellement de lui-même. De Niro, Depardieu, c’est fini. Il y a des moments où il faut s’arrêter. L’industrie fait qu’ils continuent, mais c’est aberrant. C’est un système totalement pernicieux. Mes acteurs ne durent pas, oui, mais c’est logique par rapport à ce que je fais.
Décadrage et vérité
Dans mon film, je sais très bien qu’on ne comprend pas très bien ce que disent certains acteurs, je l’entends moi-même. Le monteur son me dit qu’il faut faire une post-synchro, mais moi je m’en fous. Quand je vais à Bailleul, il y a des gens que je ne comprends pas, mais je les vois, ça me suffit. Je ne cherche pas la clarté, la clarté rationnelle. Les films américains sont très bien mixés, avec un très beau son, tout est beau. Mais il faut que ce soit sale. À la limite, il faut que ça pue un peu, un film. C’est vrai, il faut que ça sente un peu, sinon vous n’êtes pas dans le vrai. Des sons qui sortent, qui rentrent, des fautes de raccord, à la limite, ce n’est pas gênant. Si la scène est bonne, mais avec des choses un peu décadrées, je préfère un bon décadrage, avec un son qui gratte un peu, tant pis. Mais si l’énergie est dedans, c’est bon. Les techniciens diront que ça ne va pas, qu’il faut faire du Dolby machin. J’aime bien qu’ils le disent. Le monteur son m’a montré des choses en stéréo, d’accord, mais j’aime pas, ça ne va pas du tout, c’est prétentieux. Il me fait de la campagne, avec les petits oiseaux, il me met une ambiance, très jolie. Quand je dis que le joli ne m’intéresse pas, ce n’est pas que je ne veux pas que ce soit joli. Je veux que ce soit vrai, ce n’est pas pareil. Dans mes films, il y a des scènes qui sont jolies, mais elles sont jolies par matière, elles ne sont pas jolies par leur ornement.
Le son et la musique
Je pense que le cinéma est une expérience de sidération. C’est un phénomène hallucinatoire où la bande-son joue un rôle très important. Le problème de la musique, c’est qu’elle est instantanée. Elle va vous donner une émotion immédiate, très belle, mais ce que vous gagnez en immédiateté, vous le perdez en profondeur. Il vaut mieux plonger le spectateur dans un bain pendant une heure et demie. Ce qui compte, c’est quand il sort. Il aura peut-être moins de bons moments immédiats et musicaux, mais je pense que l’épaisseur du film est proportionnelle à cela. C’est-à-dire que plus les films sont simples, rudes et épais, plus ils gagnent en profondeur. Quand les films sont sucrés, vous passez un bon moment, c’est comme quand on écoute de la musique, mais je crois que vous perdez quelque chose. De toute façon, je n’ai pas besoin de musique. Finalement, avec les matériaux que j’ai, à l’oreille, je retrouve du rythme, de la mélodie, de l’harmonie, toutes les lois musicales sont là, même si c’est une vache qui meugle, un hélicoptère. Quand un hélicoptère arrive, je n’ai pas besoin d’un orchestre, il est là, il tend, c’est lui qui va tendre. Donc la tension dramatique peut venir d’un chien qui aboie, d’une respiration très forte, du crépitement des braises. Autour du feu, c’est pareil, je peux mettre un coup de guitare si vous voulez, ça fera très joli, mais c’est tout. C’est vrai que le spectateur attend cela, veut cela, mais il faut lutter contre, à mon avis. Donc je n’en mets pas.
L’équipe technique
Je suis très rigoureux avec l’équipe technique. Je travaille avec un monteur, qui est mon premier spectateur, et je me fie à son regard. Vous lui donnez les directions. C’est lui qui, concrètement, avec la machine, va chercher le plan et le monte, puis on le regarde ensemble. De temps en temps, il y a des choses qu’il n’aime pas, et je le laisse faire. Il faut savoir écouter les gens. Ils m’amènent des éléments. C’est comme un acteur, vous devez le diriger, mais aussi l’écouter. Ce ne sont pas des espèces d’exécutants. Je ne suis pas un démiurge sur un plateau. Ils nourrissent le film. En revanche, j’ai déjà viré un chef décorateur parce qu’il me mettait des choses que je ne sentais pas. Je ne prends plus de décorateur, je prends une accessoiriste, qui enlève quelques éléments. Mais sinon on va chez l’habitant et on tourne dans son intérieur, on ne touche à rien. Je n’aurai jamais l’imagination pour créer un intérieur de ferme, la ferme où on a tourné était comme ça, je n’ai touché à rien. Ce qui est très long, c’est de prendre la décision de vouloir tel élément. Vous pouvez imaginer une petite ferme au toit de chaume, très flamande, avec des petites couleurs. Mais tout est œuvre de l’esprit, dans ce cas. Tandis que là, les sons rentrent en direct dans ce que je tourne, je ne maîtrise pas cela. C’est vrai que je choisis, mais je choisis des choses qui m’arrivent dans la figure et je fais avec.
Le montage
Le montage me prend huit mois, c’est intensif. Pour moi, le tournage est une préparation pour monter. Je peux tourner des petits bouts, comme ça. Ce n’est pas spectaculaire. Mais sur une table de montage, cela devient spectaculaire. C’est la magie du montage. Il y a des connexions. Un plan + un plan, cela donne un troisième terme qui est totalement imprévisible. Beaucoup de choses disparaissent sur la table de montage, tout simplement parce qu’il y a des choses ratées. Je ne vais pas les monter en disant que c’est important, que c’était dans le scénario, que sans ces explications on ne comprendra pas. À la limite, le premier but n’est pas de comprendre. C’est pourquoi vous pouvez avoir de temps en temps des sensations d’ellipse. C’est sûrement que quelque chose a été coupé. J’ai l’impression que les spectateurs, par exemple, ont du mal à se repérer dans les soldats. J’ai en effet coupé pas mal de choses et l’inconvénient, c’est qu’on a du mal à savoir. Tant pis, je ne vais pas garder ces scènes de préambule, on les voyait arriver au camp, on voyait Leclercq qui se faisait toujours charrier. On comprenait mieux, mais ces scènes n’étaient pas bonnes. Dans L’Humanité, c’était pareil, il y avait des scènes avec les ouvriers qui ne marchaient pas bien. Alors je coupe. J’essaie de la monter, mais je n’y arrive pas, ça ne va pas.
Immersion totale
Dans l’écriture, je ne peux pas avoir de clairvoyance sur ce que je vais faire. De temps en temps, ce sont les spectateurs qui me font remarquer des choses, moi je ne vois pas forcément. Je suis trop dans le film. C’est pour cela que je regarde toujours le spectateur en espérant qu’il voit quelque chose. Le film, je l’ai vu deux cents fois, je ne vois plus rien. Parfois, je rencontre le producteur, qui me dit que le son ne va pas, qu’il ne voit pas la différence, alors que j’ai passé trois mois à changer quelque chose. Lui ne l’entend pas, mais moi, je vais me prendre la tête avec ce son mono, par exemple, pour qu’il soit cru et pas rond, que les courbes soient droites et que le mixeur ne m’arrondisse pas les crêtes sonores. Je me bats à l’intérieur de ça, je suis complètement là-dedans. Je me sens en décalage par rapport au spectateur.
Les maîtres
Quand je vois un film de Straub, je sens un maître. Je ne me considère pas comme son égal. Pour moi, c’est un maître de cinéma, donc j’apprends. Je vois un film de Straub, j’apprends ce que c’est qu’un plan fixe. Pour moi, c’est absolument sidérant. Ce qui est difficile, quand on fait des films, c’est de sortir des autres. Il ne faut pas répéter la même chose, mais en même temps il faut qu’on apprenne. C’est très artisanal. J’ai des maîtres, j’ai appris, mais en même je ne vais pas suivre, je ne peux pas suivre. Et puis je n’ai fait que quatre films, ce n’est pas beaucoup. Il faut que les films commencent à grandir, donc je m’améliore aussi. Parmi mes maîtres, il y a aussi Dreyer, Bergman.
Le cinéma aujourd’hui
Aujourd’hui, on parle surtout de l’histoire, des acteurs, c’est-à-dire de la surface. La mise en scène passe au second plan. De temps en temps, on se demande où elle est. C’est un cinéma où l’histoire domine. On fait des films en allant retirer des faits historiques. Reprendre Victor Hugo pour refaire Les Misérables, je veux bien, mais quel est l’intérêt ? Tous les projets de films, aujourd’hui, c’est ça, c’est refaire Thierry la Fronde, c’est le remake. Le remake, c’est ne pas vouloir affronter le problème de l’histoire, du récit, de la mise en scène. On prend un très bon chef opérateur, on a une très belle image ; on a un très bon décorateur et un très beau décor, de bons acteurs, mais ça ne prend pas, ça ne marche pas comme ça. Plein de films ne fonctionnent pas à cause de cela. Pourtant, le chef op’ est bon, l’acteur n’est pas mauvais, mais ça ne marche pas. Il ne faut pas que l’histoire soit trop bonne. Maintenant, il faut que ce soit clair, que l’acteur dise exactement ce qu’il va faire, où il va, qu’il y ait une grande clarté. Il n’y a plus de fantaisie, plus de créativité. La sensibilité contemporaine est formatée, il n’y a pas de prise de risque. Le problème de la mollesse de l’esthétique cinématographique contemporaine, c’est l’économie qui la fait. Les gens ne prennent plus de risque, donc il n’y a plus de fertilité. On prend un tâcheron pour faire la mise en scène. Du coup, c’est médiocre.
Les projets
J’aimerais bien faire une comédie, mais je n’ai pas encore trouvé. Si je fais une comédie, ce n’est pas pour faire une comédie à la française. Ça me plairait, vraiment. J’ai aussi un projet aux États-Unis, qui est très industriel dans sa façade, mais il faut bien aller chercher les spectateurs où ils sont. S’ils ne veulent pas venir, il faut aller vers eux. Donc il y a aussi une envie d’aller dans les schémas et les codes du cinéma industriel, où l’Amérique est un modèle. Mais je ne sais pas ce qui va se concrétiser. Il y a beaucoup de doute dans ce que je fais. Je ne sais pas, je cherche. Je ne fais pas un métier en me disant que j’ai trouvé ma voie. J’ai aussi envie de changer, d’aller ailleurs, mais en même temps j’ai vraiment envie des Flandres. Je pense que je ferai un autre film dans les Flandres, c’est évident. Mon imaginaire, c’est la Californie ou c’est Bailleul. Pour moi, ce sont les deux extrêmes. Comme je fais un cinéma assez extrême, ça me va. Il faut partir pour étirer ses sentiments. J’ai la chance de voyager, et quand je reviens, je vois la France et les Français vraiment, sinon je ne les vois pas. C’est quand on part et qu’on revient qu’on voit peut-être mieux.