Close-Up sort en France en octobre 1991, avant d’être promu au rang officieux de chef-d’œuvre du 7e art grâce au soutien de quelques noms influents du cinéma mondial et à l’exposition croissante dont bénéficie Kiarostami dans les festivals des années 1990. Mais malgré cette reconnaissance critique, le film reste rare sur les écrans et ne bénéficie pas d’une sortie DVD. Les Éditions Montparnasse réparent en ce début d’année cette anomalie en proposant la première édition DVD française de Close-Up, agrémentée de bonus abondants qui permettent de procéder à une relecture critique du film à l’aune des principes de cinéma que Kiarostami livre lui-même à Jean-Pierre Limosin lors d’un long reportage.
Petite piqûre de rappel, pour tous ceux qui auraient loupé le premier épisode : à Téhéran en 1990, Hossain Sabzian, un pauvre bougre amoureux de cinéma, se fait passer pour un réalisateur iranien célèbre auprès d’une famille bourgeoise à qui il propose de tourner dans son prochain film. Il en profite au passage pour glaner quelques repas et « emprunter » une petite somme d’argent. Captivé par ce fait divers, Kiarostami part enquêter avec sa caméra, et parvient à convaincre les différents protagonistes de l’affaire d’en rejouer a posteriori les moments clés, réalisant la promesse de Sabzian de faire jouer la famille dans un film. Close-Up introduit progressivement le spectateur à l’histoire de cette imposture et à sa propre genèse et offre un mélange de scènes « documentaires » classiques et de scènes reconstituées. Kiarostami distille suffisamment d’informations au spectateur pour qu’il soit conscient que Close-Up brasse différents modes de représentation sans toutefois lui permettre de pouvoir toujours appréhender avec certitude la nature exacte des scènes qui se jouent sous ses yeux : sont-elles mises en scène ou prises sur le vif, représentent-elle la réalité du fait divers ou s’en écartent-elles? En traitant sur le mode de l’imposture sincère une histoire d’imposture sincère, en permettant au cinéma de réaliser des promesses de cinéma , en mettant en scène une mise en scène, en livrant une démonstration époustouflante de la toute puissance de la caméra sur ceux qu’elle filme et de l’autorité des images sur ceux qui les regardent, en saisissant l’essence de sujets aussi complexes que l’identité, l’apparence et la représentation, en parvenant à la fois à décomposer et à intégrer différentes possibilités de cinéma dans un même mouvement, Kiarostami a réalisé un film époustouflant, une œuvre majeure qui n’usurpe pas, elle, sa place au panthéon de l’histoire du cinéma.
Les nombreuses analyses de Close-Up se sont principalement focalisées sur ce que l’on pourrait appeler la forme ou le dispositif du film, et les critiques ont eu tendance à quelque peu occulter l’histoire que Close-Up raconte, celle de Sabzian et de son escroquerie, pour mettre en avant l’histoire qu’elle a engendrée : la réalisation du film de Kiarostami et son impact sur le dénouement de l’affaire. Le grand mérite de cette édition DVD est de réorienter notre attention – par l’intermédiaire de ses compléments – vers le personnage torturé de Sabzian et sa tentative d’imposture. Les éditions Montparnasse proposent tout d’abord Close-Up long shot, un documentaire de Mahmoud Chokrollahi et Moslem Mansouri qui retournent à la rencontre de Sabzian en 1996, cinq ans après la sortie de Close-Up. Ils prennent le temps de dessiner un portrait plus complet de l’homme par qui tout est arrivé. Sabzian, c’est une vie entièrement détruite par l’amour du cinéma (qui lui a fait perdre sa femme, ses enfants, le respect de ses voisins et tout espoir de succès professionnel) mais c’est aussi une vie qui est toujours et malgré tout entièrement consacrée au 7ème art. Sabzian, c’est quelqu’un qui dans Close-Up se joue en train de jouer quelqu’un d’autre, mais c’est surtout quelqu’un qui ne peut être lui-même qu’en se jouant. Sabzian, c’est une souffrance, une addiction, mais aussi un ego énorme : il est en effet convaincu qu’il pourrait faire aussi bien que Kiarostami, réduisant l’apport du réalisateur à des questions matérielles mais excluant ce qui est probablement l’essentiel : le point de vue.
Le point de vue extérieur du chauffeur de taxi qui permet à Kiarostami de patiemment poser son sujet et de faire monter progressivement les spectateurs à bord de son film, dans la scène d’ouverture qui décrit l’arrestation de Sabzian. Le point de vue qui, vers la fin de Close-Up, fait revivre cette même scène de l’en dedans. Kiarostami a alors eu le temps de pénétrer son sujet ; les visages et les attitudes sont chargés émotionnellement par l’aventure humaine intense que Sabzian et ses hôtes viennent de vivre. Mais aussi le point du vue de Kiarostami sur son propre cinéma, qu’il expose à Jean-Pierre Limosin dans l’excellent Abbas Kiarostami, vérités et songes, film issu de la collection Cinéma de notre temps, réalisé pour Arte en 1994 et proposé en bonus. Kiarostami y explique que le seul but qui l’anime dans ses films, c’est de faire naître le vrai sur la base des mensonges qui les composent inévitablement – contraintes de production obligent. Tout le reste (l’emploi de documentaire, de fiction, etc…) n’est selon lui qu’un problème secondaire de méthodologie. Kiarostami replace ainsi l’histoire au centre de son film (« nous sommes tous des Sabzian », confie-t-il à Jean-Pierre Limosin) et en évacue quelque peu la question du dispositif, pourtant virtuose, sur lequel se concentrent principalement les louanges de la critique. Et l’on comprend que, s’il a utilisé dans Close-Up les personnages dans leur propre rôle, c’est peut-être plus pour tirer le meilleur de ses acteurs que dans le but de créer ce fameux effet réflexif tant célébré. Vérités et songes montre en effet Kiarostami répétant à ses acteurs non professionnels qu’ils ne jouent pas bien, mais qu’ils parviennent à être convaincants lorsqu’ils sont eux-mêmes ou lorsqu’ils sont réellement épris d’une émotion similaire à celle qui est nécessaire pour le film. Ainsi, le choix de Sabzian, qui vit dans sa chair ce besoin confus mais impérieux d’art et de reconnaissance, qui est plus honteux de s’être fait pincer que de s’être fait passer pour le réalisateur Mohsen Makhmalbaf, s’avère être décisif pour Close-Up. Le dernier bonus, un court métrage de Nanni Moretti intitulé Le Jour de la première de Close-Up, déjà présent sur l’édition nord-américaine du film, est lui très anecdotique. Moretti y compare le nombre d’entrées du Roi Lion et de Close-Up, et ô surprise, c’est le Roi Lion qui l’emporte haut la main. Nos amis américains ont vraisemblablement dû se dire : and so what ?
Près de vingt ans après sa sortie, on constate que Close-Up n’a pas fini d’alimenter le cinéma contemporain le plus essentiel, de Ce cher mois d’août de Miguel Gomes, qui parvient à magnifier son sujet (les légendes populaires) sous les feux croisés et perméables du documentaire, de la fiction et de la réflexion théorique sur son propre média, à Valse avec Bachir, dans lequel on assiste également au parcours du film en train de se faire, et où les aspects documentaires sont constamment contrebalancés par d’autres élans, oniriques ou mnésique, dans une forme qui tout en soulignant sa propre subjectivité parvient à atteindre la Véracité tant recherchée par Kiarostami. Et le meilleur sort que l’on puisse souhaiter à cette édition DVD est de nourrir à son tour les jeunes générations de cinéastes et de continuer à irriguer le cinéma de demain.