La Corde, réalisé en 1948, est une œuvre singulière dans la filmographie du très conservateur mais non moins passionnant Alfred Hitchcock car, outre la célèbre prouesse technique consistant à ne faire apparemment qu’un seul plan-séquence pour la totalité du film, elle aborde frontalement la question de l’homosexualité quand, dans d’autres films, elle n’était que suggérée.
Il s’agit ici d’une adaptation d’une pièce de théâtre de Patrick Hamilton, elle-même inspirée de l’histoire vraie des meurtriers Leopold et Loeb. Un couple d’étudiants bourgeois composé de Brandon (John Dall) et Phillip (Farley Granger) tue un de leurs camarades, David, afin de séduire l’un de leurs professeurs, Rupert (James Stewart), auteur adulé d’une théorie sur le droit d’une élite de pouvoir tuer toute personne considérée comme inférieure. Après avoir enfermé le cadavre dans une malle de leur appartement, le couple convie leurs amis, Rupert et les parents du défunt à un buffet servi sur cette fameuse malle sans que chacun puisse se douter de ce qu’elle renferme. Rupert, de plus en plus soupçonneux face à l’étrange comportement de ses anciens élèves, va finir par découvrir leur crime effroyable.
La Corde s’ouvre sur la mise en opposition de deux mondes antagonistes : celui du générique, une rue paisible et ensoleillée dans laquelle passent une femme, son landau et un représentant de l’ordre encadrant deux enfants qui traversent, et celui du couple formé de Brandon et Phillip, tous deux dissimulés derrière les rideaux tirés de cet appartement que nous ne quitterons plus jamais. Le lent pano qui nous fait basculer de l’un à l’autre, souligné par le titre en rouge vif Rope, est une invitation au voyeurisme conduite par Alfred Hitchcock en personne dont le but est de nous faire basculer du côté des ténèbres dans lesquelles les deux tueurs sont déjà ancrés.
Effectivement, le réalisateur ne nous donne pas la moindre chance de sympathiser avec ces deux personnages puisque le second plan s’ouvre immédiatement sur la strangulation de leur camarade David. Cet acte barbare auquel le spectateur ne peut trouver aucune justification scénaristique est aussitôt associé à l’orgasme sexuel, que l’on appelle aussi « la petite mort », particulièrement pour Brandon dont le regard extatique témoigne du plaisir rare et violent qu’il vient de prendre. Ils l’enferment aussitôt dans une grande malle qui symbolise ici le domaine de l’inconscient et du refoulé, comme s’ils rejetaient rapidement la nature même d’un fantasme homosexuel mortifère et sa possible réalisation.
Brandon allume le premier la lumière de l’appartement et témoigne d’une capacité à digérer rapidement l’horreur de son acte. Par l’accomplissement de celui-ci, il se révèle l’élément entreprenant et dominateur du couple en retirant les gants de son ami encore sous le choc. Le comportement de Phillip, quant à lui, révèle une évidente ambiguïté teintée de confusion. A la fois essoufflé et vidé, ce qui le rapproche de l’orgasme vécu par son ami Brandon, il reste cependant totalement figé, le regard fixe et profil caméra, comme révélé à la crainte des conséquences de son acte meurtrier et symboliquement homosexuel. Il supporte mal la présence de la lumière ce à quoi Brandon répond que « l’obscurité fait toujours peur à qui a été enfant », signifiant ainsi l’immaturité de Phillip encore empreint d’innocence tandis que lui accepte sans mal le caractère sombre et ambigu de sa personnalité adulte.
Satisfait de la situation et de son ressentiment, il s’allume une cigarette pendant qu’il tire les rideaux de la pièce révélant par ailleurs la tombée prochaine de la nuit. Ce meurtre qui n’est connu que d’eux-mêmes symbolise parfaitement la clandestinité d’une relation amoureuse qui ne peut trouver sa place et encore moins sa légitimité dans le conservatisme américain d’après guerre. Pour autant, elle témoignerait de l’immaturité affective des deux personnages principaux qui, à travers leur orientation sexuelle, seraient, d’après les théories explicitées par les nombreuses écoles traditionalistes de psychanalyse, dans le déni total de l’autre et dans la régression vers un stade pré-œdipien que le désir et l’idéalisation du meurtre justifient. L’auteur de la pièce avait reproché à Alfred Hitchcock de montrer la scène du meurtre prétextant que le suspense était alors court-circuité, puisque les meurtriers seraient forcément découverts à la fin du film. Mais, le réalisateur a tout simplement déplacé l’enjeu de la découverte du corps vers la confiance mutuelle sur laquelle peut croître et s’épanouir ce couple d’hommes. Brandon et Phillip sont différents et, dès les premières minutes, ne présentent pas la même aptitude à supporter une situation aussi lourde.
À travers le meurtre de leur camarade David, les deux principaux protagonistes de La Corde entament un processus de fusion qui les conduira inéluctablement vers la mort. Seuls eux deux connaissent les véritables raisons de la disparition de David, événement qui inquiète progressivement l’ensemble des convives. Brandon et Phillip sont donc responsables l’un de l’autre car à travers ce secret partagé, ils s’engagent mutuellement à ne pas se trahir, consciemment, mais aussi inconsciemment, contrôlant chacun de leurs actes ou paroles susceptibles de les dénoncer.
Il n’est pas difficile de remarquer que Phillip supporte plus difficilement la situation et son contexte que le peut Brandon. Sa nervosité est empreinte de culpabilité et ce, aussitôt le moment de violente jouissance qui l’a lui aussi submergé lors de la strangulation de David. Effrayé par les conséquences de son acte comme par son rôle dans la soirée, il est partagé entre fierté et défaitisme, pulsion de vie et pulsion de mort. Mais surtout, Phillip est un personnage faible, fragile et influençable qui subit, malgré lui, les conséquences de ses amitiés. Lorsque le corps de David est enfermé dans le coffre, Phillip panique et émet, tardivement, quelques regrets sur le choix de la victime. Il n’ose pas aller jusqu’au bout de ce que fut son plaisir et ne peut l’assumer puisqu’il n’en est pas l’investigateur, Brandon ayant certainement pris l’initiative de cette mise en scène macabre. La personnalité perverse et malfaisante de Phillip ne se révèle que par la présence de l’être aimé, adulé et craint qui le pose en situation de demandeur.
Leurs positions respectives dans le plan est généralement frontale comme engagés dans une lutte contre l’autre, contre cette image miroir après laquelle l’homosexuel semblerait désespérément courir. Phillip révèle à Brandon qu’il aurait peut-être souhaité que ce soit lui la victime, préférant ainsi anéantir l’initiateur de ses « péchés », que seraient le meurtre et son homosexualité qu’Alfred Hitchcock associe clairement ici. Mais, la scène entre les deux hommes se transforme vite en scène de séduction, Phillip révélant ce qui l’a toujours fasciné chez Brandon, et l’on comprend de ce fait que le désir de meurtre que Phillip ressentait à l’égard de son ami n’était que la traduction de son désir sexuel pour lui. Dans le plan, la proximité physique des deux hommes que l’on croit prêts à s’embrasser est sans équivoque.
Mais, la fonction métaphorique du meurtre en un acte sexuel atteint son paroxysme lorsque les deux jeunes hommes, filmés en position frontale, se remémorent leurs instants de plaisirs. Leur position, l’un à côté de l’autre, confère au meurtre un intérêt purement masturbatoire, isolant chacun des deux meurtriers du corps de l’autre, David étant l’objet transfériel vers lequel les désirs communs de Brandon et de Phillip pouvaient prétendre à se rejoindre. Cette répétition de l’acte et de son plaisir conséquent ‑Brandon fume à nouveau une cigarette en se rappelant le corps devenu « flasque »- conforte l’idée selon laquelle cette réalité est parfaitement assumée et préméditée ; elle viendra alors s’opposer à l’angoisse de leurs hôtes, s’inquiétant de plus en plus de la disparition injustifiée de David.
L’organisation de cette petite réception est un jeu particulièrement dangereux pour le couple. En accueillant la famille et les amis de David chez eux, ils s’exposent tant à la découverte du corps de celui-ci qu’à la formulation explicite de leur lien amoureux et la mise à nu de leur intimité. Aussi, Brandon et Phillip ne doivent faire qu’un seul et unique corps afin de défier les revers et les pièges de leur propre machinerie. Le rapport fusionnel du couple homosexuel de La Corde « contamine » peu à peu l’espace filmique et l’ensemble des invités sur un laps de temps relativement court. Progressivement, chacun des protagonistes est retenu, aspiré, séquestré pourrait-on même dire, par le machiavélisme et la perversité des meurtriers, Brandon et Phillip. La configuration des lieux rappelle étrangement celle de Strangers on a Train où l’utilisation répétée du train et de l’univers ferroviaire renvoyait au fantasme d’une puissance et d’une protubérance phallique.
Ainsi, les proches de David sont impliqués à leur insu dans la dynamique sexuelle du couple dont la forte libido imprègne et entoure chaque parcelle de l’appartement. La prouesse technique de La Corde est d’autant plus justifiée du fait que le couple réorganise les dynamiques relationnelles entre leurs différents invités selon leurs souhaits personnels. Le fait qu’il n’y ait quasiment aucun montage, aucune coupe sinon quelques fondus au noir sur les vestes de Brandon, de Phillip ou de Kenneth, insiste sur la domination quasiment divine qu’exercent les deux meurtriers sur leurs hôtes totalement dupés. Le hors-champ est réduit à la simple configuration des lieux et le temps de la soirée, à peu près égal à celui du film, ne donne à aucun des personnages l’opportunité de comprendre ce qui se trame à son insu puisqu’il lui est impossible de s’approprier le hors champ spatial et le hors champ temporel.
Ainsi, rien ne peut échapper à Brandon et à Phillip. Si la déchéance peut pourtant s’amorcer, c’est que leur propre désir de séduire le professeur Rupert les aura trahi en rendant publique leur motivation restée clandestine. Afin d’appuyer le caractère oppressant du décor sur le temps écoulé, il est important de noter l’évolution du ciel reconstitué en arrière-plan dans la baie vitrée. Au fur et à mesure du déroulement de la soirée, et ce, parallèlement aux soupçons que Rupert développe concernant ses deux anciens élèves, la nuit se fait de plus en plus noire et l’issue de moins en moins lumineuse.
L’appartement devient ce repère du mal et de la perversion duquel les invités se sauveront précipitamment, sous prétexte de retrouver David, de s’inquiéter de son sort. Or, s’ils avaient conscience du machiavélisme du couple composé de Brandon et de Phillip sous influence du professeur Rupert, ils se rendraient à l’évidence : le mal n’est pas ailleurs que dans cet appartement rendu obscur, et le corps de David qui y est forcément caché, dissimulé, ne peut être habité que par cette même mort. C’est ce douloureux constat que Rupert fait lorsqu’il découvre les initiales de David sur un chapeau dans la penderie. Preuve de son passage dans l’appartement, il n’a pu ressortir vivant du piège tendu par le couple homosexuel dont la morbidité affichée a fini par déranger inconsciemment leurs propres invités.
L’acte apparemment gratuit perpétré par Brandon et Phillip pourrait trouver sa justification au cours de la soirée. En effet, la grande nervosité de Brandon à l’égard de son professeur, Rupert, témoigne de son profond désir inavoué, de son admiration totale pour cet homme de savoir. Son acte d’amour ne pouvait être autre chose qu’un acte symbolique, c’est-à-dire l’application d’une des théories les plus hasardeuses du professeur selon laquelle une élite pourrait exercer un pouvoir de vie et de mort sur toute autre personne n’appartenant pas à cette dite élite. Brandon ne cache pas sa prétention à appartenir à cette élite tandis que Phillip, davantage réservé, est un personnage dont le nom de famille n’est jamais mentionné, ce qui suggère sa sujétion, alors que Brandon, lui, est toujours appelé par le sien.
Ainsi, le couple, inspiré par ce professeur ambigu dont la sexualité est passée sous silence, cherche à s’accaparer le savoir et la connaissance afin de mieux manipuler leur entourage, en réunissant par exemple deux ex-fiancés, Kenneth et Janet, auxquels ils cachent que l’objet de leur séparation, David, n’en est plus un. Ils ont pour objectif d’imposer leurs valeurs, quitte à choquer leurs invités, étalant avec fierté leur conception discutable d’une hiérarchisation des hommes selon leurs capacités intellectuelles.
L’innocence des convives est rapidement menacée au contact de ce couple qui pourrait ébranler, par son statut, l’équilibre d’une société statique dont les prétentions humanistes dissimulent un instinct de conservatisme. À leur insu, les invités sont exposés à l’horreur de la mort, et du plaisir sadique qui en résulte pour leurs investigateurs. Phillip lui-même supporte mal l’idée que le buffet soit servi sur le coffre qui fait office de cercueil. L’absorption de nourriture, c’est-à-dire l’introduction symboliquement sexuelle d’un corps étranger dans un autre corps, conjugue inévitablement un plaisir innocent, indispensable à la survie, et celui de la mort.
Cette prédominance du statut social, toujours sauf, sur les actes macabres de chacun est parfaitement symbolisée par le décor et la configuration de l’appartement. Celui-ci, dont la grande surface nous indique le niveau de vie aisé de ses deux occupants, surplombe effrontément la ville, et sa grande baie vitrée lui confère les attributs d’une tour de contrôle. Il y a donc cette évidente dualité entre l’aisance sociale d’un couple cultivé et son incapacité à pouvoir intégrer les normes sociales et qui, par défaut, souhaite leur bouleversement à leur strict avantage.
Dans La Corde, la seule jeune femme présente est Janet, petite amie du défunt David qui, nous l’apprenons au fur et à mesure, fut aussi la petite amie de Kenneth, invité pour l’occasion, et autrefois celle de Brandon. Présentée comme une petite poupée facilement manipulable, elle est le jouet de Brandon qui s’amuse de la voir venir à sa réception tandis que son futur mari gît dans un coffre sur lequel est servi le repas. Présentée comme futile, elle écrit dans un journal qui a pour titre « Allures ». Elle avoue n’avoir aucune conscience de son humour ce qui témoigne de son ingénuité pour laquelle Brandon n’a que mépris. Pourtant, la jeune femme lance une phrase prémonitoire à l’encontre de Phillip et qui trouvera tout son sens lors de la découverte de leur crime : « Tu vas nous jouer un mauvais tour en devenant célèbre. » Brandon l’a invitée car il nourrit clairement l’idée de revoir Janet et Kenneth ensemble et prétend ignorer les événements qui ont conduit la jeune femme à rompre avec son ancien petit ami. À chaque fois que l’un des deux protagonistes tente de comprendre les intentions de Brandon, ce dernier est toujours placé de profil vis-à-vis d’eux mais face caméra, comme s’il nous rendait témoins mais aussi complices de ses intentions malveillantes.
Le meurtre de David n’est pas dénué de sens lorsque l’on comprend le peu de considération que Brandon porte aux sentiments et à l’avis de Janet : « Que reprochent-ils à la victime ? De n’avoir pas le droit de vivre, d’être un faible, d’épouser une fille insignifiante ou, si l’on veut lire entre les lignes, d’aimer une femme. ». Janet est clairement menacée par les intentions du couple homosexuel qui refuse de lui attribuer la moindre complétude avec le sexe masculin en la reléguant régulièrement au second plan. Brandon fait même une allusion quant au choix de la jeune femme qui aurait préféré David à Kenneth pour sa position sociale et non par amour. D’une certaine manière, il trahit ses propres aspirations, projetant ses ambitions de pouvoir sur la jeune femme innocente qu’il qualifie de surcroît de vaniteuse.
Pourtant, Alfred Hitchcock nous prouve tout le contraire. Janet, troublée par les déclarations ambiguës de Brandon, tente de retrouver la vérité de ses sentiments. À l’avant-plan, juste placées devant elle, quelques bougies sont allumées à hauteur de son cœur, métaphore de son amour romantique pour David dont l’issue ne sera que malheureuse. Pourtant, elle émet certains doutes, la confusion la gagne et les dires de Brandon rendent ses propres vérités de plus en plus incertaines. Manipulable et influençable, son intégrité amoureuse est compromise par le rôle que lui donne le personnage homosexuel, et sa volonté de comprendre les manigances de son hôte ne la sauvera pas de l’ombre puisque le plan se conclut par un fondu au noir sur la veste de Brandon.
Et si quelques scènes après, Janet manifeste sa crainte et son besoin de retrouver David pour mieux fuir l’angoisse qui l’envahit dans cet appartement, elle part accompagnée de Kenneth avec qui elle s’est vraisemblablement réconciliée. Persuadée d’avoir retrouvé l’amitié de son ancien petit ami à force de se liguer contre les manigances de Brandon, elle entre finalement dans le jeu de ce dernier, s’accaparant la présence et l’amour de Kenneth à qui le manipulateur avait bien promis le retour prochain de Janet. De plus, rappelons que le suspense de Rope n’est pas de savoir si le couple sera enfin découvert, nous en sommes certains, mais plutôt quand il se trahira. Aussi, est-il facile de deviner quelle sera la suite des événements après la découverte du cadavre. Janet, bouleversée et esseulée, retournera dans les bras de son précédent amour, Kenneth, comme l’aurait voulu Brandon. La jeune femme n’a donc aucune possibilité de choix, toute forme de fatalité étant orchestrée par l’homosexuel qui la dénigre en tant qu’identité et en tant qu’individualité.
Dans La Corde, il n’est pas beaucoup question des mères biologiques de Phillip et de Brandon ; on apprend juste au détour d’un dialogue que la mère de ce dernier reçoit occasionnellement le couple dans sa maison de campagne. Dans la mise en scène, il s’agit davantage de mères de substitution qui sont au nombre de deux : Mrs Wilson, la gouvernante, et Mrs Atwater que Mr Kentley a amenée en compensation de l’absence de sa femme souffrante. D’un certain âge, elles exercent leur influence sur les deux jeunes garçons avec une dévotion et une générosité dénuées de toute ambiguïté sexuelle. Leurs corps vieillis semblent endormis sur le plan libidinal au point qu’il serait à la fois négligeable et en contrepartie toléré par le couple d’homosexuels.
Le professeur Rupert se montre très conciliant avec Mrs Wilson qu’il dit vouloir épouser pour sa capacité à tenir une maison. Cette phrase traduit le rôle multiple de ce personnage féminin, à la fois dévolue et réduite à servir les invités, et qui, par sa connivence avec le professeur, recompose une dynamique familiale à priori idéale mais non exempte d’une évidente misogynie. Le regard en coin de l’œil du professeur et de Brandon trahit l’assise de ces hommes qui dénigrent l’individualité féminine en la réduisant à un rôle purement fonctionnel.
La nature de la relation entre les deux jeunes hommes est globalement tue lors de la soirée, et Mrs Wilson, presque fantomatique, ne signifie jamais ce qu’elle sait de leurs liens alors qu’elle est certainement la personne la plus intime du quotidien du couple. Discrète ou ignorante, elle semble parfaitement intégrée à la dynamique des deux jeunes hommes tout en rejouant le rôle de la mère aimante et dévouée. Inconsciente, elle éveille peu à peu les soupçons du professeur, qui peut faire ici figure de père, lorsqu’elle lui témoigne son inquiétude quant à la nervosité du couple.
Par ailleurs, tandis que le groupe d’invités continue à s’interroger en hors champ sur l’absence de David, Mrs Wilson s’affaire à débarrasser le repas installé sur le coffre pour y ranger les livres de Brandon. Ce long plan fixe en légère contre-plongée provoque un suspense particulièrement efficace puisque la minutie de la vieille femme à débarrasser puis ranger ses affaires tient en haleine le spectateur. Elle reproduit les mêmes mouvements de Brandon à qui elle s’est finalement identifiée, notamment lors son déplacement vers la cuisine où la porte battante hache l’unicité du plan, à la différence fondamentale qu’elle ignore totalement ce que peut contenir le coffre sur lequel était servi le repas. L’intervention précipitée de Brandon trahit sa propre surprise ce qui continue d’éveiller les soupçons du professeur Rupert.
Le personnage de Mrs Atwater est calqué sur cette même représentation dévalorisante de la femme, juxtaposant les traits maternels de Mrs Wilson et le romanesque frivole de Janet. Son ignorance et sa grande perméabilité lui valent quelques répliques bien senties sur le drame qui se joue à son insu. Par exemple, lorsqu’elle entre dans la grande pièce, elle confond Kenneth et David, révélant avant l’heure les intentions de substitution de Brandon. Elle agrémente les nombreuses conversations de souvenirs évasifs sur le cinéma et le théâtre, révélant son côté midinette. Lorsque le ton se fait plus grave et que Brandon avance ses théories sur le droit de tuer, elle s’extasie, admirative, tout en reconnaissant ne rien y comprendre.
Son emportement la rend aveugle quant à la nature même des propos tenus par Brandon, ici figure de fils, qu’elle idéalisera quoi qu’il advienne. Son absence de conscience la pousse à prédire à Phillip que ses mains lui vaudront la célébrité. Le jeune homme ne pense pas au piano comme semble le croire la vieille femme ; elle le renvoie inéluctablement à sa propre déchéance. Elle n’a aucun jugement critique sur le comportement de ces deux jeunes hommes et encourage leur entreprise, ignorant tout de leur perversité. Elle s’accapare un rôle maternant et se substitue à la propre mère de David dont elle est la seule intermédiaire au téléphone.
Cette dernière, très proche de son fils et profondément inquiète de sa disparition, laisse imaginer quel pouvait être le lien qui existait entre elle et David. Les tendances homophiles supposées de ce dernier ont probablement motivé le choix de Brandon et de Phillip à l’éliminer. Ils rejettent le fait qu’il ait pu renoncer à leur « amitié » pour épouser une fille futile. Indirectement, Mrs Kentley devrait assumer sa part de responsabilité dans la mort de son fils puisqu’elle ne lui a pas permis de s’affranchir de tendances homosexuelles qui l’ont condamné à mort. Elle s’apparente à la plupart des mères hitchcockiennes qui sont partiellement responsables de la déchéance de leur fils incapable de répondre aux normes hétérosexuelles.
Les personnages meurtriers de Brandon et de Phillip doivent faire face à une crise identitaire fondamentale qui ne leur permet pas de s’intégrer convenablement dans le corps social. La relation qu’ils entretiennent individuellement avec une autre personne du même sexe laisse transparaître un rêve impossible d’éternité dont le résultat n’est pas d’engendrer une descendance afin de perpétuer un nom, mais de se complaire dans leur propre reflet, dans une image immuable et hautement valorisante sur le plan narcissique.
La sujétion de Brandon à l’égard du professeur Rupert est évidente dès les premières séquences, et ce, bien avant que ce dernier n’entre dans l’appartement. Cette dévotion agrémentée d’un incontrôlable bégaiement est l’aveu d’un amour et d’une admiration sans précédent de la part de l’étudiant. Brandon n’a pas de sentiment amoureux équivalent à l’égard de son compagnon Phillip qui se révèle alors être un personnage de substitution, ce qui explique de ce fait la faiblesse de son caractère.
Mais le professeur n’est pas dupe de ce qu’il génère auprès de son hôte et n’hésite pas à le lui faire remarquer dès que ce dernier commence à balbutier et à perdre son arrogance légendaire. Cet échange verbal définit bien la nature ambiguë des rapports entre les deux protagonistes. Le professeur détourne la tête sitôt sa remarque prononcée, happé par les autres invités tandis que Brandon, dépité par la franchise de sa remarque, doit faire face à la réalité de son propre échec dans son entreprise de séduction sans pour autant que le professeur l’ait encouragé à cesser ce genre d’attitude. Son visage est face caméra, les yeux inclinés vers le bas, introduisant sa prochaine déchéance et sa lente descente vers la mort.
Dès que Rupert discute avec Mrs Wilson de la nervosité de Brandon et Phillip, il s’implique et recompose une dynamique familiale qui exclut toute déviance. Phillip, en amorce gauche du plan et dépourvu du soutien de Brandon en hors-champ, découvre le visage suspicieux de Rupert dirigé vers le coffre. Il les rejoint, expédiant Mrs Wilson, et tente de détourner l’attention particulière que le professeur nourrit pour cette boîte mystérieuse. À partir de cet instant, Rupert se fait l’investigateur d’une vérité qu’il finira par découvrir. Lorsque dans la scène suivante, Phillip joue du piano, il est de profil car le but de sa démarche est double : il n’essaie pas seulement de distraire ses convives mais aussi de détourner l’attention de certains d’entre eux du coffre.
Rupert lui fait face en le regardant. Devant l’insoutenable, Phillip lui demande d’éteindre la petite lumière qu’il vient d’allumer, c’est-à-dire qu’il lui demande de renoncer à découvrir toute vérité. Mais Rupert poursuit son enquête officieuse, et pose quelques questions qui finissent par agacer Phillip car elles surviennent peu de temps après que Brandon ait révélé le plaisir sadique que prenait autrefois Phillip à étrangler des poulets. Le professeur conserve toujours cet air soupçonneux et lui signifie implicitement sa prochaine déchéance en allumant le minuteur. À cet instant, le temps devient compté, la mort est prochaine, et Rupert en assume les responsabilités car il lui appartient de les dénoncer. Mais Rupert, personnage foncièrement ambigu car solidaire de Brandon lorsque celui-ci défendait son point de vue élitiste, avoue être « allergique à la vérité », ce qui peut nous laisser circonspect quant à l’honnêteté de sa démarche.
La corde qui a servi à étrangler David réapparaît en amorce au premier plan lorsque l’objet enserre quelques livres que Brandon prête à Mr Kentley. Phillip panique une fois de plus, ce que ne manque pas de relever le professeur, et suscite l’agacement de Brandon qui craint que le comportement de son ami ne les trahisse auprès de leurs invités. L’acte manqué de Mrs Wilson concernant le chapeau de David qu’elle donne malencontreusement à Rupert souligne le rôle important de ce dernier personnage qui se voit confier la responsabilité de découvrir le crime de ses deux anciens élèves. Il doit d’autant plus en assumer le statut qu’il est l’auteur des théories qui ont inspiré Brandon et Phillip. La mise en pratique de l’acte à forte consonance sexuelle ne doit pas exempter le professeur de toute responsabilité, même si celui-ci a su se préserver de la tentation en restant « chaste ».
Lorsque tout le monde quitte la soirée pour partir à la recherche de David, le professeur Rupert les suit mais revient très rapidement sur les lieux du crime. Son personnage se modifie au profit de l’enquête. Mais le professeur est angoissé car il sait ce à quoi il va devoir bientôt faire face. Il s’excuse d’avoir perdu un porte-cigarette qu’il cache sur le haut du coffre à l’insu du couple. Sa position, dos à la caméra, rend le spectateur complice de son investigation et marginalise les deux criminels en arrière plan. Comme Sir John dans Murder !, l’enquête a pour véritable but de déculpabiliser Rupert dont la responsabilité est teintée d’ambiguïté. Le professeur s’assoit dans un fauteuil, comme pour prendre appui, tandis que ses deux étudiants restés debout et de profil, dominent le professeur placé en situation de faiblesse. Malgré tout, il amorce une remise en question quant à ses propres théories et fait quelques allusions sur la disparition mystérieuse de leur victime. Brandon lui propose alors un jeu dangereux, celui d’imaginer les circonstances d’un crime parfait. Rupert participe à la duplicité du couple en acceptant de jouer ce jeu.
Reprenant le procédé filmique utilisé dans Rebecca, la mise en scène de La Corde exclut temporairement tous les personnages présents pour se laisser guider par les paroles de Rupert. Le contexte du meurtre est recréé et donne à voir ce qui était resté en hors champ lors de la toute première scène d’ouverture du film. Les mots sortent directement de l’inconscient du professeur, comme s’il mettait à nu des pulsions contrariées révélées par la psychanalyse. L’exercice fonctionne parfaitement puisque l’identification entre Rupert et Brandon est inévitable, le professeur répétant à l’identique le cheminement criminel de son ancien élève.
Mais lorsque ce dernier lui demande où il cacherait le cadavre, le professeur est révélé à son propre machiavélisme : le coffre apparaît en amorce à droite du cadre et laisse entendre que les intentions de Rupert et de Brandon se rejoignent en ce point. Mais il rejette violemment cette alternative, refuse l’identification totale, et invente précipitamment une fin qui le dissocie complètement de ses élèves en guidant la caméra vers la sortie de l’appartement. Cette échappée en dernier instant réfute toute volonté de s’associer à eux dans leur homosexualité machiavélique et meurtrière quitte à se dispenser de leur admiration.
Le doute n’est plus permis pour le professeur Rupert et ses deux anciens élèves en ont parfaitement conscience. Aussi, la mort doit désigner l’un d’entre eux puisqu’ils ne peuvent continuer à vivre ensemble en partageant un tel secret. Il n’est plus possible pour le professeur Rupert d’aller de l’avant et d’encourager ainsi la subjectivité de Brandon et de Phillip. Il doit renoncer à cette relation qui ne peut plus, fondamentalement, être inscrite dans le registre de la clandestinité et se rapproche, une fois de plus, des coutumes grecques qui ne toléraient les relations empreintes d’homosexualité qu’à certaines conditions morales.
La perspective d’un meurtre s’introduit une fois de plus dans la scène puisque le revolver est découvert. Phillip, profondément jaloux de l’adoration de Brandon pour le professeur Rupert, s’empare de l’arme phallique afin de l’éliminer. Ainsi, il pourrait recréer une dynamique œdipienne en tuant le père spirituel, mais aucune femme n’intervient ici. La confrontation est exclusivement masculine, dans le déni le plus total de la femme : elle est donc vouée à l’échec et à la mort. Rupert exprime son souhait de voir ce que le coffre contient et est finalement encouragé par Brandon dont l’ambivalence est teintée de masochisme ou révèle son ultime entreprise de séduction. Cette attitude effrontée le condamne irrémédiablement.
Lorsque le coffre s’ouvre, quelques livres posés dessus tombent, signifiant le déséquilibre moral qui menace, au travers de cet événement, l’apport constitutif de la connaissance, ici voué au néant (fondu au noir). Brandon, afin de se justifier, rapporte les théories de Rupert qui conçoit son rôle ambigu dans l’application de telles théories.
Il est en rupture avec son propre univers, rejette tout lien qui pourrait l’impliquer moralement dans ce meurtre. Il prétexte la dénaturation de ses paroles afin de se décharger et, comme pour se convaincre, prend possession de l’arme qu’il braque sur Brandon. Il le menace tout comme il cherche à le déstabiliser en démantelant ses théories. Conscient de son apport et de son influence, il contredit tous ses anciens concepts et l’interroge sur sa propre mégalomanie. Le professeur réfute toute connivence et insiste sur sa participation active lors du procès où tous deux seront exécutés. Il ouvre l’une des fenêtres et tire dans le vide. Progressivement, le bruit de la foule s’amplifie et des sirènes de police se font entendre au loin marquant le point final de cette macabre farce. Le plan s’élargit à l’ensemble de la pièce révélant le piège dans lequel le couple d’homosexuels s’est lui-même compromis. Ils sont tous deux encerclés par le bruit de la foule en arrière plan et par le professeur Rupert au premier plan, bloqués entre les préceptes moraux d’une société dépersonnalisante et un sentiment de vénération pour un professeur qui, aujourd’hui, rejette leur soumission passive puisqu’elle compromet sa propre réputation.