Lentement mais sûrement la France reçoit les uns après les autres les grands films du studio Ghibli, la maison de production du célébrissime Hayao Miyazaki et de son complice de toujours Isao Takahata. Des œuvres de ce dernier chez Ghibli, Omohide Poroporo est la dernière à parvenir dans nos contrées, et force est de constater : il était temps. Nostalgique et doux, ce film allie une magnificence visuelle et technique certaine à la maîtrise remarquable de Takahata de ses personnages. Tout simplement un chef-d’œuvre, au sens premier du terme.
Taeko, 27 ans, travaille à Tokyo dans une maison d’édition. Célibataire, elle est harcelée par sa famille qui s’inquiète de son âge – trop avancé selon eux pour encore espérer trouver un mari. Mais, digne tokyoïte moderne, Taeko n’en a cure. À l’occasion d’une période de congé, elle rejoint la famille de sa tante, cultivateurs bios, à la campagne. Ce sera l’occasion pour Taeko d’une grande remise en question, d’autant que ses souvenirs de l’année de ses 10 ans, reviennent la hanter de façon très insistante.
Réalisateur chevronné de l’animation, Isao Takahata est plus méconnu que son ami Hayao Miyazaki, avec qui il a fondé le Studio Ghibli – mais si Miyazaki est responsable des plus éclatants succès du studio (Princesse Mononoke, Le Voyage de Chihiro, ou Nausicaä de la vallée du vent, notamment), c’est à Takahata que l’on doit le film qui a contribué probablement le plus fortement à une véritable reconnaissance de l’animation japonaise auprès du grand public hexagonal, avec son Tombeau des lucioles. Si Miyazaki est l’homme des contes épiques et héroïques, des récits les plus magiques, les films de Takahata portent plus volontiers la patte d’un maître narrateur du quotidien. Son splendide et iconoclaste Mes voisins les Yamada, autant que le doux amer Pompoko, le bouleversant Tombeau des lucioles et le méconnu et émouvant Kié la petite peste doivent leur succès à la maîtrise de l’humanité de ses personnages par un Takahata qui a également assumé dans chacun de ses films la charge de scénariste.
Chronologiquement, Omohide Poroporo est le dernier long-métrage réalisé par Takahata, avant Mes voisins les Yamada, qui diffère énormément du reste de son travail dans la forme. Et il peut apparaître, à juste titre, comme l’apex de son talent d’animateur et de scénariste. Visuellement, Takahata a choisi avec ce film d’adapter l’aspect de son film à l’époque de la narration : les séquences de Taeko à 10 ans évoquent donc pleinement le style, plus épuré et plus naïf, de l’animation de l’époque, tandis que celle de Taeko adulte sont d’une précision magnificente. Takahata semble vouloir opposer la naïveté idéalisée de l’enfance à la précision – et donc aux complications – qui semblent tellement peser sur le présent de son héroïne. Taeko, à elle seule, est une merveille d’expressivité dessinée. Un soin impressionnant a notamment été apporté à son visage (et à son sourire, notamment), dont les pommettes et les mouvements sont travaillés pour le rendre toujours plus réaliste.
Comme pour Kié, Takahata choisit ici de suivre une ligne narrative claire, découpée en moments forts de la vie de son héroïne, sans rechercher à imposer une intrigue ou un climat narratif. C’est tout le talent du cinéma de Takahata, qui se rapproche en cela d’Ozu (particulièrement dans Omohide Poroporo, d’ailleurs), que celui d’arriver à apporter une progression dramatique à son récit sans user d’aucun artifice narratif autre que celui d’agencer le quotidien de ses protagonistes. Chacun de ces moments semble être, d’ailleurs, relié à la nostalgie d’un Japon aujourd’hui disparu, dont la présence est palpable dans tout le travail du réalisateur. Ce qui est pour les spectateurs du pays du Soleil Levant une probable cure de nostalgie apparaît dans nos contrées comme un témoignage d’autant plus touchant que cet aspect anthropologique est plus qu’inattendu dans un média tel que l’animation. Mais le cinéma de Takahata reste un cinéma au style concret, la face plus humaine, peut-être, de celui de son compère Hayao Miyazaki. Les deux réalisateurs décrivent via l’animation un monde meilleur, mais si celui de Takahata est certainement plus réaliste, il n’en reste pas moins un plaidoyer pour un passé idéalisé, le souvenir d’une enfance plus belle que le quotidien. Passéiste ? Certainement pas. Mais l’innocence de l’enfance tient manifestement au cœur des deux piliers du studio Ghibli.
Le DVD d’Omohide Poroporo, qui sortira en même temps que celui du film de Goro Miyazaki Les Contes de Terremer, n’offre pour ainsi dire rien de plus que le film lui-même. Mais à tout prendre, c’est bien l’essentiel, puisque ce film injustement méconnu eût certainement plus mérité de nous être offert sur grand écran que le film de Miyazaki fils. Piètre consolation, certes, mais que cela ne nous empêche pas de profiter de la sortie, enfin, de ce film splendide à tant d’égard, et dont le magnifique générique de fin (la version japonaise de « The Rose », qui complète une composition magnifique de Masaru Hoshi) ne nous laisse qu’un seul sentiment : celui que l’histoire qui vient de nous raconter est probablement aussi un peu la nôtre.