Après sa ressortie dans les salles françaises l’été passé, la version intégrale de l’un des sommets de la filmographie de Brian De Palma est désormais disponible en DVD et Blu-Ray. À la sortie américaine du film en 1980, De Palma dut renoncer à certains plans cruciaux afin d’obtenir la classification qu’il souhaitait (le R rating), comme le montre le bonus le plus intéressant de cette édition – une brève étude comparée des différentes versions du film. Voilà qui en fait une acquisition indispensable pour ceux qui voudraient se pencher sur la question rebattue de la relation entre l’œuvre de De Palma et celle d’Hitchcock : la restitution de ces plans expurgés modifie quelque peu la relation avec Psychose, où Pulsions trouve ses origines tant formelles que narratives.
Comme la majorité des films de De Palma, ce film-ci peut inspirer le sentiment ambigu que si quelqu’un avait voulu réaliser une œuvre dans le seul but qu’elle se prête à l’analyse, il n’aurait pas fait autrement – De Palma lui-même fit pourtant encore plus fort l’année suivante avec Blow Out. Pulsions offre, en la matière, une multitude de thématiques à explorer, à commencer par celle du dédoublement : entre les personnages, entre les scènes du film, entre des scènes de Pulsions et celles d’autres films de De Palma, entre des éléments du film et les œuvres d’Hitchcock, Argento ou Bava… Le jeu de miroirs est étourdissant. Comme le relevait pourtant Matthieu Santelli à l’occasion de la ressortie en salles de Blow Out, de telles qualités ne sont pas synonymes de grandeur et la sophistication du jeu des références peut parfois tourner à vide. Est-il question d’autre chose que de cinéma dans Pulsions, si ce n’est le cas dans Blow Out ?
En écoutant les entretiens fournis en bonus du film, il est amusant de remarquer comment chacun se débat avec l’identification du sujet de Pulsions. Le producteur George Litto le réduit à une idée assez plate énoncée dans le film : il y a toutes sortes de façons de se faire tuer dans une ville, lorsqu’on le cherche bien. Les acteurs évoquent le thème du plaisir féminin, des rapports conflictuels entre les êtres, sans pouvoir mettre le doigt sur ce que le film « veut dire ». C’est d’ailleurs peut-être l’une des raisons pour lesquelles Pulsions a absurdement été taxé de misogynie à sa sortie : on n’a rien trouvé de mieux à en penser que ce qu’une lecture très partielle pouvait suggérer. Plus qu’un film dont on pourrait déduire un propos d’ordre verbal, il faut sans doute considérer Pulsions comme une traversée de différents modes d’être, qui s’incarnent dans ses quatre personnages principaux.
Il y a d’abord Kate, une femme mûre rendue quelque peu fébrile par un mariage qui échoue à satisfaire ses désirs charnels. Pour interpréter ce personnage, De Palma choisit quelqu’un qui, comme le signale Samuel Blumenfeld dans son introduction au film, sera immédiatement identifié comme un élément étranger à son univers : Angie Dickinson, c’est à la fois Rio Bravo et la télévision – la série Police Woman qui consolide sa célébrité dans les années 1970. La présence de cette actrice condense une forme de codification du jeu caractéristique du cinéma classique hollywoodien et la version généralement plus vulgaire qu’en a offert la télévision. Cette artificialité hybride qui caractérise le jeu d’Angie Dickinson va de pair avec l’impasse dans laquelle la place son mariage. Il est à l’image de la tension du personnage qui n’a le choix qu’entre l’acceptation d’une souffrance (frustration sexuelle et émotionnelle) et le repli vers une autre (sentiment de culpabilité). De Palma épouse le parcours heurté de ce personnage pendant les trente premières minutes du film, jusqu’à son issue fatale. L’état de Kate semble imprimer à chacune des scènes un caractère douloureux, où le déroulement de toutes choses est étiré et laborieux – à l’image de la scène maîtresse du film où elle joue au chat et à la souris avec un homme ténébreux dans les couloirs d’un musée.
Un deuxième personnage féminin prend alors le relais, celui de Liz, une prostituée de luxe qui sera témoin du crime et suspecte aux yeux de la police. Le rôle était d’avance destiné à Nancy Allen, épouse de De Palma à l’époque, une actrice à la présence physique certaine mais bien incapable de livrer une scène dialoguée avec justesse. Par conséquent, les paroles de Liz manquent singulièrement de conviction. Le personnage semble réciter des phrases toutes faites et surjouer des émotions qui ne seraient pas les siennes, dont elle aurait seulement copié la forme. Ce caractère est en parfaite osmose avec ce que le film nous dit par ailleurs du personnage : une femme qui peut séduire les hommes sur commande mais qui le fait avant tout par cupidité. Liz associe en effet au commerce déjà lucratif de sa chair la spéculation financière, activités dont les événements dramatiques qui surviennent dans le film ne suffiront pas à la détourner. À croire que l’enrichissement soit sa seule raison d’être.
Ces deux femmes sont en prise avec une autre blonde, meurtrière la nuit, adoptant le jour les traits du respectable docteur Elliott. Michael Caine, autre corps hétérogène dans l’univers de De Palma, prête ses traits à ce personnage schizophrène. Ses traits, mais à peine plus. Le grand acteur anglais est volontairement sous-exploité dans ce rôle qui lui impose 99 % du temps un visage aussi peu expressif que possible. Il s’agit comme Kate d’un personnage bloqué dans une contradiction, mais que De Palma, contrairement à Hitchcock, choisit de ne pas traiter véritablement, produisant une figure aussi figée extérieurement qu’elle est dérangée intérieurement.
Les pulsions du titre français, ce sont donc celles, envahissantes, de ces trois personnages qui semblent enfermés dans un rapport au monde appauvri, presque automatique. Le seul que la vie semble n’avoir pas encore quitté est Peter, le fils de Kate, interprété par l’acteur (et futur réalisateur) Keith Gordon. Peter partage sa première scène avec le personnage de Kate, et le contraste est saisissant : à côté des tons convenus adoptés par Angie Dickinson (elle avouera dans son interview-bonus ne pas être satisfaite de son jeu dans cette scène), le naturel de Keith Gordon explose et émeut. Sans l’inclusion d’un tel acteur/personnage, agissant comme un contrepoint à tous les autres (on pourrait en ajouter à la liste l’inspecteur, l’amant de Kate…), il y a fort à parier que Pulsions n’aurait rien été d’autre qu’un bel objet inerte. Peter est le seul à ne pas se réduire à une fonction, à être ouvert aux possibles. Il joue ainsi de l’insignifiance qu’on lui prête, en tant que « gamin en deuil », pour se mettre en quête du meurtrier de sa mère. Aux côtés de Liz, il joue autant le rôle de protecteur que d’amant potentiel (ambiguïté introduite par l’acteur lui-même, par la maturité qu’il dégage). À travers ce personnage qui incarne ce que la vie a de débordant, les images de Pulsions trouvent leur lien avec le monde. Il est l’étincelle par laquelle le film devient réellement brillant.