Si Brian De Palma garde en France une certaine aura artistique, il le doit à une filmographie qui a su maintenir toute sa cohérence esthétique, et ce malgré quelques commandes à gros budget (notamment Mission : Impossible, pourtant produit d’une main de fer par Tom Cruise). Ce livre, long entretien mené par Samuel Blumenfeld et Laurent Vachaud, propose une discussion sur chacun des films du cinéaste, qui se défend bien, encore une fois, de n’être qu’un imitateur des ressorts esthétiques de son maître, Alfred Hitchcock. Il serait en effet plus juste de considérer son œuvre comme une tentative renouvelée, de film en film, de décomposer l’image originelle, au point d’en retourner ses attributs figuratifs : reprendre à son compte la violence psychanalytique qu’avait déjà entamée Hitchcock.
L’image et son revers
Cette fragmentation thématique se couple également d’une décomposition du régime même de l’image : la vérité d’une séquence chez De Palma en cache toujours une autre. Nicole Brenez, à qui l’on doit d’intéressants écrits sur le cinéma de Brian De Palma, définit cet antagonisme ainsi : « ce que, en tant que champ, [les images] recèlent de contrechamp […] et ce que, en tant que visées, elles manquent ». Dans Mission : Impossible justement, Brian De Palma a pu astucieusement détourner l’exigence scénaristique du rebondissement (le fameux schéma du « whodonit ») en un exercice purement formel — lorsque le personnage de Jon Voight ment au personnage de Cruise, le réalisateur préfère pointer le jeu de dupe par un savoureux mélange de flashbacks mensongers, contredisant le témoignage oral.
Un format limité
Cette analyse du film, brièvement formulée par les auteurs dans l’une des questions, s’inscrit dans un ensemble d’observations méticuleuses témoignant d’une grande connaissance du cinéma de Brian De Palma et des différents écrits lui ayant été consacrés, même si le livre ne révèle fondamentalement aucune nouveauté par rapport à ces études. L’entretien cherche ainsi à confirmer certaines hypothèses esthétiques et thématiques récurrentes (le voyeurisme, la fascination pour les hommes ayant soif de conquête, le goût pour le complot et la manipulation, l’obsession religieuse) et de conforter le statut d’auteur que l’on accorde volontiers au réalisateur. Toutefois, la condensation et la verticalité qu’impose le format contraint nécessairement à une synthèse documentaire. C’est-à-dire que le livre ne rend pas compte de sa position par rapport à la bibliographie existante (soit le travail d’état des lieux), mais propose une lecture abrégée, risquant ainsi parfois de frustrer ses lecteurs. D’autant que le traitement des films est inégal : une exploration largement étayée pour Phantom of the Paradise, Pulsions, Obsession, et au contraire un brin sommaire pour certains films. Par exemple Scarface, très défendu dans l’interview par De Palma, aurait pu être prétexte à un questionnement sur le dispositif de surveillance ironiquement inefficace (procédé réitéré dans Redacted, par exemple). La discussion sur L’Impasse quant à elle ne se résume qu’à une suite d’anecdotes de tournage. Plus problématique enfin, le chapitre sur Redacted, l’un des quatre nouveaux films ayant justifié une actualisation et réédition du livre, se révèle très décevant.
Thématique hitchcockienne
À certains passages, le livre parvient tout de même à revenir sur le lien ténu entre le cinéma d’Hitchcock et celui de Brian De Palma, même si ce dernier a longuement insisté sur sa singularité, minimisant (parfois avec un brin de mauvaise foi) l’influence de son maître. La question du voyeurisme et de l’image manipulatrice, leurs thématiques communes, finit tout de même par être abordée — Brian De Palma évoque ici, à cet égard, l’exemple de Vertigo, où Scottie tombe amoureux d’une illusion, métaphore, selon lui, de la mise en scène cinématographique et de la direction du spectateur (ce qui constitue d’ailleurs la ligne narrative d’Obsession). Le commentaire du réalisateur permet cependant de bien différencier leur approche du sujet : là où Alfred Hitchcock semble s’identifier au voyeur (les héros de ses films), Brian De Palma adopte une attitude beaucoup plus critique. Ses voyeurs sont souvent impuissants, spectateurs d’un meurtre sans pouvoir intervenir — qu’il s’agisse de Tony « Scarface » Montana contraint de regarder son ami se faire couper en morceaux dans la douche, ou d’Ethan Hunt observant au travers de sa montre-caméra l’élimination de toute son équipe dans Mission : Impossible. Ses derniers voyeurs, Salazar dans Redacted et Christine dans Passion finiront d’ailleurs tous les deux égorgés — Salazar est tué en direct devant des millions de spectateurs, soit l’issue funestement ironique d’un voyeur secret envoyé au pilori sur la place publique.
La première victime est toujours la vérité
Toute l’œuvre de Brian De Palma se caractérise ainsi par ce motif : la multiplication des points de vue d’une séquence, comme pour en élaguer la temporalité et pour insister sur l’inéluctabilité du drame. C’est ce qu’incarne à merveille son utilisation du split-screen : non pas simple champ-contrechamp ou jeu de contrastes, mais une synthèse de plusieurs registres visuels renvoyant à cette idée qu’une image possède toujours un versant caché. La pièce manquante du puzzle (structure narrative qu’affectionne particulièrement De Palma, comme le notait bien Luc Lagier) permet ainsi à la fois de révéler une nouvelle facette de la scène, tout en pointant le statut éternellement fragmentaire du récit : aucune image ne pourra incarner véritablement la vérité totale d’une intrigue.
À la lumière de ces observations, et de quelques constances thématiques rappelées justement par les auteurs — l’intérêt soutenu de Brian De Palma pour les grandes figures victimes de leur propre talent, et souffrant d’une certaine tendance à l’inadaptation sociale (à l’image du destin d’Howard Hughes qui fascine De Palma) — Redacted apparaît ainsi, peut être, comme la clé de voûte de l’œuvre de Brian De Palma : si le dispositif de surveillance est inefficace (les soldats discutent tranquillement de leur crime devant l’objectif), il couple son impuissance d’une visibilité du conflit irakien pourtant accrue grâce à internet, révélant, selon son réalisateur, deux niveaux de voyeurisme inactif, celui des personnages et celui des utilisateurs du web. Alors que ses films auront souvent mis en scène des personnages tentant de vaincre un système (patriarcal, social, étatique, juridique) qui entravait leurs mouvements et leur soif de conquête, Brian De Palma a ouvertement tenté de se dresser pour ses convictions (à la différence d’Outrages, Redacted met en scène un conflit qui lui est contemporain), avec à l’arrivée la même inefficacité que ses héros.
Une approche évolutionniste de la carrière de Brian De Palma (un crescendo dont Redacted serait le sommet, puisque diluant ses mécaniques esthétiques derrière l’imitation d’un matériau visuel déjà existant) est toutefois un danger que les auteurs ont su éviter. Cela est dû aussi au choix de traiter de chaque film indépendamment, et à la fragmentation de la conversation sur plusieurs années. Le dernier échange sur Passion est beaucoup plus intéressant, puisque reposant sur un film-somme de la carrière de Brian De Palma (et donc beaucoup plus simple pour établir un dialogue). Le goût d’inachevé reste toutefois bien tenace, conséquence de réponses (et questions) souvent trop anecdotiques (conditions de travail et de tournage) et matérialistes (techniques de travelling, trucages utilisés) apposées à des films déjà maintes fois décortiqués. Malgré cet aspect inabouti, la discussion n’en reste pas moins plaisante par sa proposition à plonger dans les coulisses de la création, et d’y admirer les amusants jeux de pouvoir, de séduction, d’interconnexion et de confrontation qui ont émaillé la carrière de Brian De Palma.