Pour saisir l’ambition qui anime Domino, le dernier film de Brian De Palma, il faut partir du tout dernier plan. Dans une vidéo hébergée sur Internet, une djihadiste tue une dizaine de civils sur le tapis rouge d’un festival de cinéma, puis se fait exploser. D’abord circonscrite aux limites de la vidéo, la lumière produite par la détonation finit par envahir l’ensemble de l’interface. Ne subsiste qu’un rectangle blanc sur lequel le nom du cinéaste apparaît en lettres noires. Ce plan, qui matérialise la stratégie de la terreur au fondement de l’État Islamique, repose sur la dynamique d’un débordement des images que le film ne va cesser de décliner et d’interroger. Il le fait d’abord par son histoire, qui prend la forme d’un récit en entonnoir où la traque d’un tueur de flic, Ezra Tarzi (Eriq Ebouaney), par deux inspecteurs de la police de Copenhague, Christian (Nikolaj Coster-Waldau) et Alex (Carice van Houten), se transforme en une lutte contre un groupe terroriste affilié à Daesh. Cette logique d’élargissement se traduit concrètement par la multiplication des pistes narratives en parallèle de l’enquête de Christian et Alex : le spectateur a accès d’un côté aux préparatifs et à l’enregistrement d’un attentat en Belgique et de l’autre, aux négociations entre la CIA et Ezra, chargé par les services de renseignement de retrouver Moustapha Al-Din (Mohammed Azaay), le membre de Daesh responsable de la mort de son père. Bien que la trajectoire d’Ezra semble à première vue très proche de celle de Christian et d’Alex (retrouver l’assassin d’un être cher pour se venger), la haine farouche qu’il voue à Al-Din, par-delà toute considération liée à la question du terrorisme et les méthodes extrêmement brutales qu’il emploie, laissent entendre qu’il a été contaminé par la violence qui gît au cœur de l’imagerie terroriste. Un plan, situé juste avant son entrée dans le repaire des djihadistes à Copenhague, le montre dans sa voiture en train de regarder la vidéo de la décapitation de son père : par un très beau travelling, son regard apparaît dans le rétroviseur en même temps que le visage du bourreau sur l’écran du téléphone, de sorte que l’image terroriste semble à nouveau déborder ses propres limites et se prolonger dans le reflet. C’est que la violence infuse ceux qui la voient jusqu’à ce qu’ils la provoquent à leur tour, à la manière d’un jeu de domino où chaque pièce emporterait la suivante dans sa chute.

Maîtriser les images
Cette scène met en évidence la manière dont le film interroge une problématique contemporaine, celle de la viralité des images à l’heure de la multiplication des écrans, en même temps que la logique punitive et primitive selon laquelle la justice ne peut s’accomplir qu’à travers la vengeance. Cette approche a pour principal mérite de rappeler que la forme « spectaculaire », au sens étymologique du terme, qu’ont prise les attaques terroristes depuis le 11 septembre 2001, participe d’une vaste entreprise de vengeance par l’image aboutissant, comme le note Frédéric Bas à propos du World Trade Center, à la construction d’une « dramaturgie dictée par les terroristes ». Si les commanditaires d’Al-Qaida détournaient encore à leurs propres fins les images des chaînes d’information braquées sur les débris des deux tours, les terroristes de Domino font preuve quant à eux d’une parfaite maîtrise de la mise en scène. Christian s’étonne ainsi de la qualité du montage des vidéos d’exécution qu’il regarde, qui ont précisément l’air d’avoir été réalisées par des « professionnels ». Le film consacre d’ailleurs l’une de ses scènes les plus impressionnantes à la représentation de l’envers de ces images, en montrant le « tournage » de l’attentat qui clôt le film. Al-Din y est dépeint comme un réalisateur dirigeant son actrice avec force, usant d’indications scéniques et de formules persuasives d’autant plus nécessaires que la terroriste est tétanisée à l’idée de massacrer des civils. La comparaison avec le « montage final », où le commentaire triomphal de Al-Din ne laisse plus aucune place au doute de la djihadiste, achève de révéler le caractère manipulatoire de ces images. C’est qu’en attaquant directement le cinéma (l’attentat a lieu sur le tapis rouge du Netherlands International Film Festival), les djihadistes annoncent bien leur ambition de se hisser au niveau du savoir-faire de l’industrie cinématographique.
Cette scène rappelle que la question de la maîtrise du point de vue constitue l’enjeu principal du film. Les grands récits de complot ont toujours reposé chez De Palma sur la croyance en la capacité d’un homme à rétablir un équilibre politique par la révélation d’une vérité contenue dans le hors-champ. En regard de ces films, Domino se révèle autrement plus radical, dans la mesure où le regard des personnages reste constamment lacunaire. Lorsque, au début du film, Christian oublie son arme de service dans sa chambre, premier maillon d’une chaîne d’événements qui conduira à la mort de son coéquipier Lars (Søren Malling), il se révèle avant tout incapable d’analyser les différentes strates de l’espace qui l’entoure. Son inattention est mise en évidence, tout au long de la scène, par le point de vue de la caméra, qui surplombe la chambre et effectue un zoom très lent sur le pistolet, délibérément placé au centre de l’image. Or, la trajectoire de Christian, à la différence à celles des héros de Blow out et Snake Eyes, ne consistera pas en un dessillement, mais reposera au contraire sur la mise en place de dispositifs panoptiques afin d’annuler le hors-champ. La fin du film, où Christian et Alex tentent de déjouer un attentat à la corrida d’Almería, organise ainsi un remarquable feuilleté de points de vue où le dernier mot revient à celui qui peut voir sans être vu : tandis que Alex surveille un terroriste caché déguisé en vendeur de boissons au milieu de la foule, un drone commandé depuis le toit d’un immeuble filme les deux personnages à l’intérieur de l’arène. Seul Christian, caché derrière les djihadistes, sera en mesure de changer le cours des choses et de retourner littéralement leur arme (la caméra) contre eux. Tel est au fond le sujet de Domino : dans un monde où les images interagissent en permanence avec le réel, s’organise une lutte où le pouvoir revient à celui qui les contrôle.