De Fritz Lang à Roman Polanski, de Wim Wenders à Billy Wilder en passant par Alfred Hitchcock, nombre de metteurs en scène d’origine européenne ont traversé l’Atlantique pour mettre leur talent au service de l’industrie cinématographique hollywoodienne. L’étude collective proposée ici par Irène Bessière analyse tour à tour les productions de ses immigrés qui ont quitté par choix ou par nécessité l’Ancien Monde pour le Nouveau, leurs diverses stratégies d’adaptation à une culture étrangère, leurs apports individuels à la création artistique de leur pays d’adoption (définitif ou momentané) et les indices de leur situation d’exilés.
Dans l’entre-deux-guerres, le cinéma américain est déjà un pôle d’attraction très important pour les Européens en quête de carrières plus lucratives ou de techniques plus avancées et les producteurs d’Hollywood voient tout l’intérêt qu’il y a à faire travailler des professionnels déjà aguerris. Dès 1925, Michael Curtiz, repéré par la Warner, s’installe aux États-Unis, suivi en 1934 par Samuel « Billy » Wilder et Alfred Hitchcock en 1939. Si ce dernier s’affranchit rapidement des exigences du contrat qui le lie aux studios américains, Wilder et Curtiz en acceptent facilement les contraintes. Il leur faudra une dizaine d’années d’adaptation – d’acculturation ? – avant de réaliser les très « américains » Sunset Boulevard (1950) ou Fenêtre sur cour (1954). Il n’en reste pas moins que l’on pourra qualifier de « touristique » le regard porté par le réalisateur de La Mort aux trousses (1959) sur le mont Rushmore.
La « circulation transatlantique » des talents s’accélère aux abords de la Seconde Guerre mondiale. La montée du nazisme et l’institutionnalisation de l’antisémitisme a des répercussions immédiates sur l’industrie cinématographique allemande qui rompt tous les contrats de ses employés juifs (techniciens, scénaristes, réalisateurs…). Privés de travail, beaucoup choisissent de partir. Walter Reisch est l’un d’eux. Autrichien de naissance, le scénariste de Gaslight (1944) et de Niagara (1952) devient citoyen américain en 1938. Il caressera toute sa vie le rêve de se hisser au rang de metteur en scène reconnu mais ses différents essais hollywoodiens et européens se solderont par des échecs. Ami du Hongrois Alexandre Korda et du Berlinois Ernst Lubitsch, « Reisch se rendit compte qu’aux yeux du Nouveau Monde, il représentait le Vieux Monde : à Hollywood les émigrés trouvèrent un monde à la recherche d’images d’une Europe faite de nostalgie […] et de fantasmes romantiques. »
Après la Seconde Guerre mondiale et jusque dans les années 1960, l’est de l’Europe fournit son lot d’exilés politiques. Milos Forman séjourne à Paris lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie. Dans l’impossibilité de retourner dans son pays d’origine, il s’installe en 1968 aux États-Unis. Il a su préserver sa liberté de manœuvre en travaillant avec des producteurs indépendants et sa liberté de mouvement par de fréquents allers-retours en Europe dans le choix même de ses sujets de scénarios : Hair (1979), Amadeus (1984), tourné à Prague avec des acteurs et des techniciens locaux, Ragtime (1982), Valmont (1989)… Roman Polanski s’inscrit aussi dans cette dynamique. Sa singularité vient aussi de son double statut d’exilé, de Pologne puis des États-Unis. Nous sommes invités à une lecture « centrifuge » de Chinatown (1974), « placée sous le signe de la diaspora et de l’exil […] par opposition aux énergies centripètes mobilisées par une lecture auteuriste classique ».
L’exil peut être le sujet même du film comme dans Les Émigrants et Le Nouveau Monde (1973) du Suédois Jan Troell. Cette expression fictionnelle souvent dramatique ne marque pas forcément le statut du réalisateur. Dans cet exemple, c’est grâce à ces deux films que Troell se verra proposer des contrats outre-Atlantique. Les stigmates de celui qui vit hors de son pays de naissance sont plutôt à lire du côté d’un Sunset Boulevard qui laisse « apparaître le clivage caractéristique du Sujet exilé qui doit à la fois s’intégrer et rester lui-même », et qui sait garder la distance critique nécessaire vis-à-vis du pays d’accueil. Marquer son identité quitte à provoquer le rejet de ses nouveaux compatriotes : « you should be tarred and feathered and run out of Hollywood » aurait lancé Louis B. Mayer à Billy Wilder. Faire partager au spectateur le processus de déstabilisation et de pertes de repères intrinsèquement liés au statut même de l’exilé en l’empêchant de s’installer « dans un mode de lecture stable » est le moyen choisi par Chantal Akerman dans Histoires d’Amérique, Food, Family and Philosophy (1989). Akerman n’est pas à proprement parler une immigrée européenne, pourtant sa filmographie prouve sa difficulté à choisir entre son pays d’origine et une Amérique fascinante (New York en particulier), un sentiment d’exil intérieur qui lui permet d’approcher au plus près la réalité.
L’existence d’une césure géographique et spatiale dans la carrière d’un réalisateur est souvent l’objet de polémique. La tentation de la comparaison entre une première carrière européenne supposée réussie et une carrière américaine souvent dénigrée est toujours vive. Ce fut le cas pour Fritz Lang dont la période allemande (1916 – 1933) mythique avec Le Docteur Mabuse (1922), Metropolis (1927), M le Maudit (1931)… a longtemps porté ombrage aux films issus de son expérience américaine (1936 – 1956), La Femme au portrait (1944), Règlement de comptes (1953) ou Les Contrebandiers de Moonfleet (1955)… Aujourd’hui la théorie du « déclin créatif » de Lang n’a plus vraiment cours. La pérennité de « son regard lucide et critique » et l’usage de « puissants nouveaux moyens d’expression et de pénétration sociale » sont là pour rappeler que par-delà l’océan, il demeure un artiste de référence.
L’exil américain d’Européens s’est doublé d’un flux inverse notamment pendant la période maccarthyste. Charlie Chaplin, Joseph Losey ou Orson Welles se sont eux aussi trouvés en situation d’émigration plus ou moins volontaire. Comme d’autres domaines artistiques le cinéma s’est toujours nourri de la confrontation individuelle du créateur à la perte de repères que constitue l’exil. « Les émigrés […] contribuèrent à faire d’Hollywood pour le monde entier, y compris pour les États-Unis un pays de l’imaginaire : la fiction du déplacement, du transport et des réalités virtuelles. » N’en déplaise à certains, l’immigration est source de toutes les richesses artistiques et autres.