Dernier film de Roman Polanski tourné sur le sol américain, Chinatown est une sorte d’art poétique cinématographique jouant sur un genre (le film noir), sur l’espace (le huis clos westernien) et les codes narratifs. À quarante ans, le cinéaste s’attachait déjà à reformuler les données du classicisme et à en extraire une substantifique moelle, celle de la profondeur mystérieuse de cet étrange métier qu’est celui de regarder.
On connaît les déboires judiciaires qui suivirent la sortie de Chinatown et le travail postérieur du Polanski exilé. On connaît peut-être moins le succès qu’obtint en 1974 le dernier film américain d’un réalisateur qui poursuivit son portrait des États-Unis en pointillés, notamment sous la forme récente de la satire (Carnage). C’est entre deux John, Ford et Huston, que se situe Chinatown : du premier, il a retiré la fascination des espaces sans limite donnant cours aux folies invisibles, noyées dans la puissance néantisante de l’immensité. Du second, qui tient l’un des rôles principaux du film, il a retenu l’efficacité narrative et la nuance rythmique. Il est assez difficile de résister à la tentation d’interpréter le métrage comme une sorte de chant du cygne classique, d’hommage détourné, désespéré à un genre en perte de vitesse dans les années 1970. Nous sommes loin des gabardines sombres bogartiennes ou des discussions sans fin en limousine : pour Polanski, le film noir est un questionnement sur le statut du cinéaste, et, oserait-on, son utilité.
L’argument se développe en pleine crise des années 1930 : dans un Los Angeles désertique en manque d’eau, un ingénieur refuse de construire un deuxième barrage qui permettrait l’irrigation des zones de sécheresse. L’ouverture du film fait ainsi écho à la fameuse « guerre de l’eau » qui sévit en Californie après l’effondrement du barrage Saint Francis, non loin, par ailleurs, de l’endroit où fut assassinée Sharon Tate. Hollis Mulwray, malgré la pression de conglomérats agricoles locaux, persiste à évoquer le danger d’un nouvel écroulement, et paye de sa vie l’affront fait aux pouvoirs financiers. Dans le même temps, le femme de Mulwray, Evelyn (Faye Dunaway), engage un détective privé, Jake Gittes (Jack Nicholson), chargé d’enquêter sur les infidélités de son mari. Au-dessus de la meute siège le patron, Noah Cross, père d’Evelyn et ancien associé de Hollis, figure de pouvoir ombrageuse, dont on ne saura d’ailleurs le véritable rôle que dans les dernières minutes.
C’est d’abord l’accablement qui frappe la Californie et ses citoyens : Gittes rejoint la figure d’un cinéaste qui se cherche. Épuisé par l’idée de gagner sa vie en observant les tromperies des maris et femmes volages, il n’est plus capable de compassion. Son monde est restreint au cadre des photos qui lui servent de preuve et de salaire, ainsi qu’au bureau dont Polanski ne filme que les coins. Il observe en vain, trouve toujours sa cible, mais celle-ci est bien maigre. Lorsqu’il part en filature, l’immensité désertique le perd. L’ironie du réalisateur qui s’essaye à la mise en abyme, très présente dans les premières scènes, tente de définir son statut : il ira d’ailleurs jusqu’à tenir le rôle d’un petit truand cruel affublé du doux sobriquet « midget », le nain. Polanski, semble-t-il nous dire, est comme Gittes : il regarde précisément, butte sur les problématiques ‑à l’image de son Gittes au nez entaillé- mais cherche encore les clés de la profondeur. Et il les trouve rapidement.
Chinatown intéresse de prime abord dans le travail du temps comme une matière malléable : le film contient son lot de retournements (notamment autour des différents visages de la femme de Mulwray), mais c’est surtout dans l’étirement temporel qu’il réussit à créer son mystère. La sclérose de la ville ‑Los Angeles, que l’on ne voit que très peu et qui se résume à un espace déshumanisé- comme des protagonistes est visible dans l’immobilité de chaque journée. Combien de temps s’est-il passé ? À quel moment de la journée sommes-nous ? Les repères sont flous, les limites aussi. La seule certitude que le cinéaste peut capter est le fait, l’action : les meurtres et violences sont exposés crûment, mais rapidement. La caméra dénonce le crime et absorbe dans l’espace et les figures la dénaturation qu’il engendre. Polanski, en cela, ne cherche pas l’efficacité, mais traque le sournois, l’invisible.
On ne verra d’ailleurs pas ou peu les ennemis. Ils sont des listes de noms, des objets de peur fantasmée ou réelle. Ils enrobent les êtres combatifs, comme Evelyn ‑interprétée fort judicieusement par la vaporeuse Faye Dunaway- et Gittes ‑Nicholson qui s’est légèrement perdu depuis dans le cabotinage, loin de la finesse désespérée qu’il transmettait alors. Polanski ne dénonce pas l’injustice et l’irrémédiable dans l’outrance : son rôle est celui de l’observateur avisé et conscient des limites de son art, du regardant qui pointe les travers politiques sans pouvoir les altérer. De ce même aveu de compréhension et d’impuissance un brin pessimiste, le réalisateur a tiré un film noir évolutif qui préfère à l’obsession de la reconstitution celle de la justesse. Il insista d’ailleurs pour conserver la fin du film à la place d’une version plus mièvre qu’on lui proposait. Chinatown n’est pas une fresque grandiloquente, mais le travail fascinant d’un cinéaste qui cherche l’humain, désespérément, et tente de comprendre la mort, de l’apprivoiser, sans parvenir à lui échapper.