Dans le cadre de la superbe rétrospective consacrée aux films « américains » d’un des plus grands réalisateurs du XXe siècle, le cinéma Le Grand Action nous propose en ouverture de cette belle initiative, La Femme au portrait, chef d’œuvre moins connu, pour ne pas dire méconnu, du réalisateur de Metropolis. Dans cet étrange et envoûtant bijou, Fritz Lang joue avec les codes du film noir et allonge ses personnages maudits sur le divan.
De Mabuse à M le Maudit en passant par Metropolis, la lettre M hante et fascine. La redondante procession du M si cher à Fritz Lang semble trouver son point d’achèvement dans le nom du principal protagoniste d’un des chefs-d’œuvre de la période américaine du cinéaste, La Femme au portrait. Le professeur Wanley (le W, envers du M, devient alors significatif) n’est-il rien d’autre qu’un M inversé, le même et l’autre, le double et l’envers d’une même figure, celle qui traverse toute l’œuvre de Lang : le démon de la culpabilité, la figure humanisée du crime, la part d’ombre de l’humain ?
Réalisé aux États-Unis en 1944, alors que Lang est en exil, La Femme au portrait est adapté du best-seller de J.H. Wallis Once Off Guard. Du roman, le scénariste Nunnally Johnson a conservé l’intégralité de l’intrigue à l’exception de la fin qui, dans le film, échappe à un dénouement trop dramatique pour adopter le procédé de la chute en jouant sur l’effet de surprise. Richard Wanley, professeur de criminologie et père de famille sans histoire, partage son temps entre ses cours à l’université et le club où il côtoie deux de ses amis, le médecin Michael Barkstane et le procureur Frank Lalor. Fasciné par le portrait d’une jeune femme exposé dans une vitrine, son existence paisible de petit bourgeois bascule soudain, lorsqu’il fait la rencontre rêvée de l’envoûtant modèle… Ce croisement de destinées obligera l’infortuné professeur à assassiner malgré lui l’amant jaloux de la jeune femme. De ce meurtre découlent ainsi une suite de péripéties, la longue descente aux Enfers du héros qui aboutiront à son suicide dans le roman, à un réveil pour le moins inattendu et à l’expiration d’un long sommeil dans l’œuvre cinématographique : l’éprouvant scénario n’était en fait qu’un mauvais rêve, un film dans le film.
Sous l’enquête, la quête
Comment Lang développe-t-il, à partir d’un scénario de film noir, une réflexion sur la culpabilité humaine ? Un crime est commis. Mais la question traditionnelle, qui a tué, n’a dès le départ aucun sens ; le spectateur, complice du crime, connaît l’identité du meurtrier. Poussé par un séduisant et dangereux destin – au moment de la scène de lutte entre le jaloux et Wanley, la main tendue de la jeune femme présente au professeur l’arme du crime, une paire de ciseaux, comme ultime recours face à une mort probable – l’éminent criminologue passe à l’acte et tue l’amant inconnu. S’attardant sur les éléments de l’enquête qui s’ensuit, la caméra insiste davantage sur les états de conscience du personnage central. Ainsi, on ne peut s’empêcher de sourire dès lors que l’investigation lancée ironiquement par le procureur Lalor, l’ami du coupable, est suivie pas à pas par le criminologue criminel. Mais à ce sourire répond la naissance d’une angoisse. Rien n’arrête l’inéluctable destin : l’enchaînement des événements, certes invraisemblables, reste logique et l’étau du système judiciaire qui, à partir de la prolifération d’indices, devrait se recentrer autour du coupable, semble paradoxalement l’affranchir à chaque instant. Plus l’enquête avance et plus il se croit découvert, plus son propre démon intérieur masqué d’hypocrisie le disculpe. Du schéma de l’enquête judiciaire, on glisse progressivement à la lutte intérieure.
Cet obscur objet du désir
Si La Femme au portrait échappe sans cesse aux cadres traditionnels et un peu trop cloisonnés du bon film policier, c’est sans doute parce que Lang croise habilement intrigue de film noir et discours psychanalytique. L’enquête n’est que prétexte à la quête d’identité et à une plongée dans l’inconscient d’un homme d’apparence insoupçonnable mais dont le potentiel criminel s’est d’un coup révélé. L’homme s’arrête devant un tableau, l’image d’une jeune femme qui le trouble : le portrait le plonge dans un état de rêverie dont il ne sortira pas indemne. Son désir ainsi animé, il constate stupéfait que la vitre à travers laquelle il admire le tableau reflète à présent le visage de la jeune femme qui se tient en chair et en os derrière lui. La question de la culpabilité est mise en jeu par l’incarnation du modèle féminin désiré et l’actualisation de la rencontre fantasmée. Le meurtre n’apparaît dès lors plus que comme une conséquence de la rencontre fascinante et comme un rouage de la vaste machine que constitue l’intrigue. Ce n’est plus l’acte meurtrier mais la vision, l’acte de voir, la capacité d’imagination et de fantasme d’un homme devenu célibataire pour quelque temps qu’interroge désormais le discours sur la culpabilité (rappelons qu’au début du film, l’épouse et les enfants du professeur s’en vont pour un court voyage). L’effet de chute provoqué par un dénouement inattendu rend a posteriori vraisemblable l’invraisemblable : le rêve du personnage a donné corps et vie à l’objet désiré. Cette invraisemblance des événements est rendue crédible par le réalisme et la rigueur minutieuse de la mise en scène dans une œuvre pourtant teintée d’onirisme ; le rêve apparaît ainsi d’autant plus vrai que les faits supposés « réels » semblent inconcevables. Chaque élément du décor joue sur cette oscillation entre onirisme et réalisme ; le cadre du fascinant portrait est comme propagé à l’infini dans la prolifération de vitres, de miroirs, de portes, de tout type d’encadrements qui prennent place dans le cadre même de l’écran, et sont là comme pour convoquer les frontières tangibles entre rêve et réalité.
Indices, traces et trahisons
Ainsi la rencontre fantasmée glisse-t-elle progressivement vers une situation cauchemardesque. Faire disparaître le corps de la victime et toute trace du crime : tel est le premier obstacle auquel se confrontent les deux complices. Mais l’enjeu de disparition ne fait que révéler les défaillances et les traces laissées deviennent autant d’indices révélateurs d’une culpabilité. Le spectateur plonge dans l’enquête non pour y chercher ou découvrir une vérité qu’il connaît déjà, mais pour y voir apparaître des traces, des éléments restés dans l’ombre, échappés de la conscience du coupable et qui le trahissent sans cesse. Telles la trace de pneu laissée dans la boue, l’écorchure à la main, la chemise déchirée, la paire de ciseaux cachée, la couverture qui cache le corps, Lang accumule les indices qui prennent alors une importance capitale non pas parce qu’ils incarnent les éléments qui vont conduire à une simple résolution de l’enquête mais parce que par le pouvoir de révélation et d’omniscience de l’image, le caché resurgit subitement à l’écran. Lang oppose à l’impuissance d’un personnage enfermé dans les rouages d’une machinerie onirique la puissance de révélation par l’image et la caméra.
Époustouflant de réalisme, de rigueur dans l’élaboration minutieuse de sa mise en scène, de profondeur que cachent les effets de surprise d’une intrigue bien plus complexe qu’elle ne paraît, La Femme au portrait est un chef-d’œuvre car un masque contre la censure. Cette œuvre pose face à l’écran-miroir la question de la culpabilité, interroge les motivations profondes et inconscientes d’un homme poussé au crime. Exposant brillamment les grands thèmes langiens (la justice, le destin, le crime), elle met en abîme sur un mode faussement dramatique et en fin de compte teinté d’une distanciation ironique le pouvoir de l’image (hors genre et inclassable, le film est souvent défini comme « comédie dramatique »). L’homme se voit ainsi, en rêve, mis à l’épreuve et se retrouve confronté non plus à un système de lois (juridiques, scientifiques qu’incarnent le procureur et le médecin) mais à lui-même et à sa propre conscience. Et par-delà la farce, par-delà la tentation du retournement comique de situation, par-delà ce brusque réveil final qui fit couler tant d’encre à l’époque et qui peut représenter aux yeux de certains le deus ex machina un peu facile, cette fin rêvée a la force et le mérite d’éclairer tout le film a posteriori, sondant jusqu’aux dernières minutes, le savoureux et mystérieux alliage du drame et de la comédie.