Le présent texte poursuit une réflexion, entamée avec Ready Player One, sur les formes ouvertes par le cinéma numérique.
Rampage s’ouvre sur un raccord qui dit déjà tout haut son ambition numérique : aux logos des maisons de production, transformés en un amas de pixels, succède, après deux intertitres jetés sur fond noir, un plan sur l’espace infini – et, plus précisément, sur les étoiles. L’existence même de ce raccord appuie immédiatement comme ténue la différence ontologique entre les pixels des logos et les étoiles du ciel, qui semblent appartenir à un même régime de réalité. Autrement dit : le monde représenté (ici, l’espace), puisqu’il semble convertible en autant de pixels, s’offre au regard dans une texture intégralement numérique. Surtout, à ce raccord succède un léger panoramique où la caméra pénètre dans une station spatiale privée. Or au moment de franchir la porte de la station, ravagée par la colère d’un rat génétiquement modifié, la première chose qui surgit a ceci de notable qu’elle n’est pas une création numérique, mais un simple ordinateur dont le surgissement vient transpercer le regard. Qu’est-ce à dire ? Dans l’entrelacement du raccord pixel-étoiles et de l’ordinateur qui bondit, le film définit son objet moins comme la création ex nihilo d’un monde numérique que comme la monstration de la fabrication même de ce monde, si bien que ce qui fait événement, en lieu et place de quelque créature, est la création même, la genèse plutôt que le monde achevé. Ainsi conçu comme fabrique, usine, laboratoire, il n’est guère étonnant que ce récit – soit : l’histoire d’un primatologue (Dwayne Johnson) aux prises avec trois animaux (un gorille, un loup et un crocodile) rendus géants et malveillants par un produit curateur – dégage un sentiment de concentration de pistes jetées par le cinéma numérique, spécifiquement dans son rapport aux non-humains.
Du pixel à la fenêtre
Dans le dernier mouvement du film, les trois animaux arrivent à Chicago et escaladent un gratte-ciel. Or ce qui happe le regard, à ce moment précis, procède moins de la dynamique destructive de leur parcours que de la façon dont leurs pas brisent les fenêtres en autant de minuscules carrés transparents ou bleutés. Impossible, devant la marée géométrique dont l’atmosphère semble alors inondée, de ne pas penser aux pixels du début. C’est que ces fenêtres-pixels, en faisant signe vers leur caractère numérique au moment même où des créatures elles-mêmes numériques les font voltiger, signalent secrètement qu’une image numérique, en tant que constituée de pixels, consiste également en une superposition de fenêtres brisées. Bref : le numérique brise des fenêtres.
Pour comprendre ce qui est en jeu ici, il faudrait revenir à La Planète des singes : les Origines, film nodal pour la position d’un cinéma numérique non-naturaliste. La fenêtre y trouvait un sens double : d’un côté, elle offrait au singe la possibilité d’embrasser le visible sans être contraint par une frontière occultante, puisque la fenêtre a ceci de pernicieux qu’elle est une coupure transparente ; de l’autre, elle ne garantissait nullement l’entrée du singe dans la visibilité, puisque sa position dans l’espace (ici, un toit) jamais ne permettait la mutation du regardant en regardé en tant que regardant. De même, lorsqu’un singe se trouvait réellement regardé à travers une fenêtre ou une vitre, c’était au prix d’un phénomène d’objectivation qui privait l’animal de son apparaître singulier en le thématisant, c’est-à-dire en ne lui accordant que les traits d’une entité biologique mathématisable par des lois. En d’autres termes encore, la fenêtre est la figure première d’un dualisme ontologique. Or par l’action des singes, la fenêtre se voyait parallèlement dialectisée : ainsi des plans qui montraient César, le personnage principal, retraçant ad libitum le motif de la fenêtre sur des lieux qui ne l’appelaient pas a priori, pour des raisons d’ordre psychologique (parce que la structure du trauma – trauma du dualisme – implique sa répétition dans le temps par le patient) ou stratégique (parce que l’on ne s’adresse à l’adversaire qu’en faisant mine d’adopter, par traduction, son langage). Surtout, un fondu enchaîné, au début du film, substituait à la fenêtre de la chambre-aire de jeux de César un plan générique du Golden Gate Bridge, exprimant subrepticement, en se plaçant à l’endroit même où se trouve lancé le regard du singe, la réalité d’un désir : celui de remplacer la rupture par une logique de passage.
Flou, poussière, brouillard
Briser la vitre ne renvoie donc pas seulement à un acte négatif, mais à une proclamation envisageant dans sa formulation la substitution du passage (donc, inséparablement : quelque chose comme une communauté) à la logique dualiste. Si le numérique est le lieu de cette brisure, c’est parce que l’aplanissement de sa structure signifiante, en autorisant toute chose (humaine ou non-humaine, objective ou inobjective, individuelle ou pré-individuelle) à faire événement, implique directement une insoumission aux dualismes du langage naturaliste en même temps qu’à un principe de réalité qui voudrait que de la modalité propre de notre regard on ne puisse s’échapper. La malléabilité de l’image numérique en même temps que la déprise que, comme telle, elle peut susciter vis-à-vis de nos automatismes, rendent non seulement pensable, mais envisageable empiriquement, dans le champ de l’expérience et dans ce qui s’offre actuellement au regard, la considération de cet animal-ci, de son relief et de ses gestes, sans jamais consacrer une brisure entre lui et moi mais en le laissant surgir à même la surface de mon œil. Cette logique, un plan du film en atteste simplement, plan qui d’ailleurs concentre en un seul mouvement un champ-contrechamp décisif de Jurassic World : là où le visage du primatologue apparaît flou, l’œil du gorille, pourtant maintenu dans la cage, luit en pleine netteté numérique. Ce flou est la condition de l’événement numérique, si à tout le moins on continue à le comprendre comme brisure du tissu dualiste, puisque ce qui survient ne surgit à partir de rien. Dire cela n’implique pas qu’il faille le vivre hors-monde, éloigné de tout contexte, mais que l’extérieur n’agit plus dans la considération de l’événement, lequel peut, dans un environnement neutre ou devenu tel, façonner son propre milieu d’apparition.
Deux scènes sont à cet égard extrêmement parlantes. Dans la première, le loup géant ne s’offre au regard qu’au moment seulement où les débris jetés par son passage troublent les contours de l’espace. Le paradoxe de son entrée en scène tient à ceci qu’au moment même où il aurait pu être phénoménalisé, c’est-à-dire au moment où la lumière était la plus nette, il était encore réduit à l’état de signe – bruissement de la forêt, vacarme assourdissant de ses pas, traces de ses victimes. Le fait que le relief et la couleur de son pelage n’entrent dans le champ qu’avec la brume signale en fait le caractère absolument irréductible de l’animal aux viseurs des chasseurs venus le traquer. Si le loup excède toute anticipation, c’est parce qu’il accomplit dans ses cellules mêmes le caractère imprévisible de l’image numérique : l’intérêt du film est en effet de refuser de faire de la contamination une transformation immédiate, mais de construire chaque représentation de la créature comme une étape supplémentaire dans sa métamorphose (qui n’est pas seulement un grandissement, puisque de nouveaux motifs se dessinent sur les corps, des pics poussent soudainement, les visages se déforment, etc.). Si Rampage ne rejoint pas la radicalité de Ready Player One dans son rapport à l’autogénèse des formes (puisqu’ici elles demeurent essentiellement hétérodéterminées), il n’en demeure pas moins qu’il acte du caractère dynamique, jamais tout à fait achevé, de la fabrique des images.
Cet inachèvement est la continuation d’une certaine tendance du cinéma numérique spectaculaire, dont l’ancêtre pourrait être Jurassic Park, soit : faire de l’ADN le personnage ou le problème principal du film. Le cinéma analogique ne retenait de l’ADN que des données : ainsi du plan fameux de Jurassic Park où, sur le profil d’un vélociraptor, s’imprimaient des milliers de lettres codées (A, C, T, G, i.e. les quatre nucléotides formant l’enchaînement des brins de l’ADN), qui renvoyaient au fait que les dinosaures étaient le produit d’une mathématisation du monde, d’un esprit scientifique qui, en les réduisant à telle ou telle séquence biologique, avait omis la dimension adaptative du vivant. Or l’image numérique part moins de la traduction aplanie et linéaire de l’ADN que de sa modélisation dans une séquence à double hélice qui s’enroule de façon ininterrompue sur elle-même. Paradoxalement, c’est la forme a priori la plus éloignée du vivant qui en épouse le plus intensément les modalités : dans l’autogénèse c’est à la fois la genèse et le gène qui se laissent entendre ; de même, les corps numériques recomposent leurs contours comme un système immunitaire bouche les béances laissées par quelque agent pathogène.
La deuxième scène est la bataille finale, dans les ruines de Chicago, entre le loup, le gorille, le crocodile et le primatologue. La scène, qui a lieu dans un carré enseveli sous la fumée laissée en chemin par l’effondrement des bâtiments (évoquant en cela directement le site du World Trade Center), consacre le caractère performatif du flou en ce que s’y invente une nouvelle configuration des rapports entre les existants. C’est ici, dans le flou semé par les décombres des fenêtres brisées, que le gorille, nommé George, trouvera de quoi redevenir lui-même, s’affranchissant de la logique guerrière qui le poussait à reconduire le dualisme par l’autre bout : toujours immense mais enfin calme, il peut inaugurer l’effort éthique qui le conduira à s’allier avec le primatologue pour détruire ses adversaires. Le flou, autrement dit, ne se contente pas de réduire à néant les partages existants : il redistribue les cartes.
Problème de l’œil
Quelque chose toutefois résiste. Au moment où George change de camp, il ne retrouve guère ses caractéristiques de gorille, tout simplement parce qu’il n’en a jamais été réellement affublé. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder ses yeux, d’un bleu étonnamment clair (le gorille est albinos, « le seul connu sur terre »). On pense immédiatement à La Planète des singes, dont le fil était tendu par la distinction entre les yeux de César, dont la couleur verte provenait du médicalement qu’il avait ingéré, et ceux des autres singes, seulement impuissants jusqu’à ce qu’ils ne se trouvent eux aussi teintés du vert de l’intelligence. Ce qui se joue dans ces iris singuliers est la possibilité de risquer le portrait numérique à l’identification réflexive par l’anthropomorphisation de l’animal. En cet endroit même se trouve exhibée la limite essentielle d’une compréhension du numérique qui jamais n’outrepasse sa vocation à l’hybridation, soit ici à la fusion de l’animalité (comme enveloppe creuse, en l’attente d’un remplissement humain) et de l’humanité (comme conscience), ou de l’acteur habillé d’une peau de synthèse (selon la logique de la performance capture) et d’une représentation numérique dans laquelle se dissoudrait le corps du comédien.
Dès lors, la sympathie suscitée par le gorille tient avant tout à des caractères qu’on pourrait retrouver à l’identique chez son ami primatologue, à commencer par le sens de l’humour. Surtout, sa conversion éthique demeure essentiellement spéciste et dualiste, lors même qu’elle semblait sceller le destin d’une communauté biotique à venir : il tue en effet le crocodile en transperçant son œil. Or si l’on comprend l’œil comme l’appel au respect éthique – appel lui-même rendu possible par une anthropomorphisation subreptice –, alors George prive ses congénères de la possibilité non seulement de la vie, mais de la dignité. La résistance de ce primat humain dans l’hybridation numérique empêche de se taire devant l’expérience de l’incommensurable, ou : devant le fait que quelque chose soit signifié par d’autres sans que je puisse immédiatement le comprendre ou le traduire, que je sois confronté à des limites inhérentes à ma compréhension. Le cri de l’animal, par exemple, ne saurait être rabattu ni sur une forme humaine de langage (qui en distordrait immédiatement la signifiance), ni sur un simple bruit insignifiant — puisque, de fait, il fait exister un espace commun dans lequel il peut être reçu et entendu. Rampage laisse donc suspendue la réalisation en acte de la puissance éthique contenue dans le relief même de l’image numérique.