En 1979, Ridley Scott avec le cultissime Alien, le huitième passager avait su fasciner. Son épure de vaisseau-huis clos inventait une monstrueuse énigme qui titillait nos peurs profondes d’insécurité face à une altérité radicale. Trente-trois ans plus tard avec Prometheus, le réalisateur énerve en faisant un cours de métaphysique pour les moins de trois ans. Et comme pour remplir les cases manquantes au vaste quiz organisé durant trois décennies par les fanas de la saga, le film empile une lassante succession de questions-réponses. Singeant les profondes quêtes qu’animaient ses trophées Alien et Blade Runner, Ridley Scott nous désigne moins l’origine de l’humanité qu’il confirme un mouvement entamé par sa production depuis plus de dix ans : une fin de cinéma.
Un mourant philanthropique à mi-chemin entre le milliardaire inconscient de Jurassic Park et l’homme qui a traversé le temps de 2001, l’Odyssée de l’espace a décidé de financer un voyage aux confins de l’univers pour vérifier l’hypothèse que deux pseudo-spéléologues plus amoureux que savants ont brillamment formulée. En rapprochant des cartes du ciel trouvées sur des peintures rupestres, d’une similitude de structure, ils concluent à l’invitation et les voilà embarqués pour le berceau inhumain de l’humanité.
Prometheus s’ouvre et se ferme sur ce désir de savoir. Principe de toute action humaine, cette pulsion de connaissance justifie le voyage sur des années-lumière d’un convoi que le spectateur sait pertinemment destiné à la boucherie. Car sur place, la créature humaine en rencontre une autre, sous la forme d’une ribambelle de poulpes pondeurs (grande originalité des scénaristes de Lost) qui a transformé il y a déjà longtemps la civilisation du créateur en gigantesque garde-manger. Comme Ripley et son équipe dans le premier volet, le vaisseau Prometheus arrive donc quand cette fin d’empire appartient déjà au passé.
Mais à la différence des premiers, les membres de cette nouvelle équipe savent ce qu’ils vont chercher : une vérité, une explication, la grande cause de la petite chose qu’est l’humain. C’est parce que le récit est construit sur un désir de connaissance qui en sait déjà trop, que le grand film métaphysique que tout le monde attendait est mort dès l’écriture du scénario.
Mort deux fois précisément : d’abord, en voulant tout expliquer et tout clarifier. En donnant une explication, en forme de prequel, à la saga Alien, Ridley Scott empêche la constitution d’une véritable interrogation sur les origines de l’humanité : exit l’errance d’Harrison Ford dans Blade Runner tout autant que l’ambiguïté qui a fait le succès du calme bloc dans 2001 de Kubrick que Scott admire tant ; bonjour aux scènes explicatives et aux rebondissements sans élan propres au plus terne des blockbusters de SF. Si le fait de savoir que tout cela précède Alien teinte son film d’une paradoxale mélancolie d’avant le commencement, le récit n’est pas la formulation d’un mystère mais l’exposé d’une brève réponse qui suit les allers-retours masochistes de l’équipe entre le refuge et l’antre où tombent, comme au jeu de quilles, les casques des cosmonautes.
Mort encore, dès l’instant où le récit évite soigneusement (sûrement pour permettre à un énième repreneur de lancer d’ici peu une nouvelle saga) de nous donner la seule réponse pour laquelle Scott se devait de risquer une mise en image : pourquoi le créateur nous hait-il à ce point ? Dans Blade Runner la machine allait au contact du créateur et sauvait l’Autre (l’homme) après lui avoir donné la sensation de la douleur et la peur de la mort ; dans Prometheus, chacun des termes du triangle ne cherche pas à éprouver l’Autre pour le forcer à se mettre à sa place mais, tout bonnement, à le détruire. Forcément, ça limite les échanges.
Pour toutes ces raisons, Prometheus comme film sur les origines de l’humanité est mort-né. Contrairement à ce que ses déclarations voudraient nous faire croire, Ridley Scott ne continue pas à créer une mythologie et cela dès l’instant où le mystère de son principe de vie est banalisé dans son fonctionnement, ramené qu’il est à des mécanismes narratifs éculés. Zeus, s’il est fils de Chronos et de Rhéa, préserve le terrifiant mystère de son autorité ; Prometheus fait l’impasse sur l’origine du créateur tout autant qu’il prive celui-ci de sa puissance démiurgique : il n’est plus qu’un titan sans foudre, décimé par un mollusque plus grand que lui. Le label « métaphysique » exige un seuil auquel maintenir la signification d’un récit, niveau que Scott, pas à un seul instant, n’atteint dans son film.
Pas une mythologie donc mais une géométrie appliquée aussi claire que de l’eau de roche. Trop plein de son sujet, le scénario, verrouillé dans sa masse centrale, ne respire pas assez. Hormis les splendides premiers plans sur des étendues rocheuses, le gris-bleuté des nuages et ces quelques instants où un androïde contemple en stase un hologramme des constellations, tout, dans ce film, a été fait pour paraître évident. On pourra toujours trouver des passages saisissants dont une césarienne sans anesthésie. Mais le fond trouble, cette précieuse ambivalence qui a souvent fait les grands films de science-fiction, est absent. Avec Prometheus, la métaphysique ne vous aura jamais paru aussi simple.
Ridley Scott, on ne sait trop comment ni pourquoi, jouit toujours de cette gloire passée de « créateur d’atmosphère ». Ici, en se faisant le repreneur de son premier repreneur que fut Cameron, il fait mine d’inventer. Il troque le huis clos pour des mouvements d’un point à un autre de gros insectes cylindrés que l’on trouvait dans le volet de son rival ; il oublie la transformation progressive du vaisseau d’Alien où l’organique se fondait peu à peu dans une mécanique aux recoins imprévisibles pour des plans pompeux de salles bien ordonnées et des cartographies holographiques du vaisseau visité qui permettent aux proies humaines de toujours bien se repérer ; bref, il substitue une lisibilité d’espaces tout à fait morts à l’étrangeté de lieux devenus à demi vivants. Le résultat, c’est que ses espaces finis nous ennuient.
Combinant la course sans souffle du second volet tourné en 1986 par Cameron, la surenchère en métaphores organiques visqueuses du baroque Alien, la résurrection (Jean-Pierre Jeunet, 1997) et tout un fatras d’emprunts aux classiques comme aux bévues du genre, Prometheus a la pâleur propre aux copies de copies. C’est le film d’un vieux styliste qui, à défaut de retrouver le patron qui a fait ses succès, brode à partir d’imitations. Et l’original semble à jamais perdu.