La Caméra de Claire s’achève sur un plan de la tout juste licenciée et probablement ré-engagée Manhee (Kim Min-hee) rangeant ses affaires dans une boîte comme on refermerait un cercueil. Ce plan, apparemment simple et rythmé par le déroulement d’un ruban adhésif, ne peut être compris qu’à l’aune de l’évolution récente du cinéma de Hong Sang-soo. C’est que, depuis Seule sur la plage la nuit, son écriture s’est emparée de ce qui était sous-tendu discrètement par la logique temporelle de ses films : là où l’on semblait chercher partout les conditions d’un présent pur, agrippé à ce qu’impose la scène dans son immédiateté, ce sont des fantômes qui étaient dissimulés avec une insistance pareille à celle de Manhee disposant ses livres et son thé dans la boîte. À cet égard, Yourself and Yours, en faisant de l’amnésie possible de son personnage une manière d’astreindre toute scène et toute rencontre à un présent pur, faisait office de film-charnière en dessinant le présent comme l’objet d’une conquête nullement acquise, comme cet idéal temporel qui se refuse à aller de soi (de fait, il fallait d’abord faire l’effort de rejeter tous les autres du présent, qu’ils prennent la forme de la mémoire ou de l’avenir).
Autrement dit, le présent n’a toujours existé chez lui que comme négation du refoulement niché à la source de toute conception du temps comme enchaînement ininterrompu de maintenants. Ce refoulement consiste en la dissimulation de ce qui constitue le drame du temps, soit l’impossibilité de la coexistence pleine desdits maintenants. Si les maintenants ne peuvent coexister, alors il faut reconnaître que le temps (c’est-à-dire : le montage, ou plus spécifiquement le raccord) est cela même qui efface le temps en passant d’un maintenant à un autre. La monstration de ce paradoxe s’opère par le déploiement d’un horizon fantastique qui tend à figurer sensiblement le retour du refoulé temporel : des fantômes (motif constant du dernier film), des cendres, bref une doublure du monde présent qui en recueille toutes les traces. Surtout, ce renversement progressif s’est effectué depuis une constante de l’écriture de Hong Sang-soo, qui revient à faire éclore un monde qui soit à la mesure de l’épreuve existentielle traversée par ses personnages : autrefois, le doute, par exemple, pouvait donner lieu à un espace-temps essentiellement délié ou discontinu ; désormais, le motif permanent du deuil impossible (le deuil d’une relation dans Seule sur la plage la nuit, celui d’un travail ici, les deux revenant, comme un objet étranger, sur le mode de la hantise) autorise la convocation d’un monde où la présence accepte son autre.
Redoubler la doublure
Or cette évolution pose problème dans la mesure où la doublure fantastique du monde, nouvellement ouverte, est systématiquement redoublée par des formes de discours qui viennent parasiter en l’explicitant le surgissement pur d’une nouvelle configuration spatio-temporelle. Par exemple, en situant préalablement l’horizon fantastique du côté de la diégèse, avec la position de l’appareil photographique (la fameuse caméra de Claire, le téléphone portable de Manhee) comme puissance magique à-même de modifier structurellement ce qu’on était d’abord venu chercher, Hong Sang-soo minore ce qui advient seulement en vertu des tensions suscitées par le découpage. Le paradigme langagier (c’est-à-dire : la dimension intentionnelle ou représentative) vient barrer l’immédiateté de l’accès à la forme originaire de ce rapport au monde tel qu’il est déployé plastiquement. Tout se passe comme s’il lui fallait tisser deux films en parallèle : d’un côté, celui qui nous ferait participer à son mouvement propre en définissant l’invisible comme la rencontre de montage entre une béance (mettons : un tunnel, une fenêtre ouverte) et un bloc de récit agi par la puissance de ladite béance ; de l’autre, celui qui voudrait orienter le processus de signification en soumettant le mouvement du montage à un ordre explicité avant ou après l’advenue du phénomène plastique. Autrement dit encore : le film se donne avec son mode d’emploi, mode d’emploi dont la position brise au moins partiellement l’efficace des tensions formelles.
Cette tendance s’accompagne qui plus est d’une propension de plus en plus nette à tisser en toute transparence un possible double fictionnel du cinéaste, qui ici doit être trouvé moins du côté du personnage de So (Jung Jin-young), censé lui ressembler, que de Claire (Isabelle Huppert), parisienne venue à Cannes pour le festival, à qui il octroie la fonction de rabattre le visible sous le dicible d’une intention créatrice — ainsi de ses quelques maximes, dont la plus parlante est probablement celle qui veut que « la seule façon de changer les choses, c’est de tout regarder à nouveau très longtemps ». Le pouvoir de Claire consiste en effet en une manière, autorisée par l’usage qu’elle fait de son appareil photo, de changer magiquement et dans un même mouvement les choses et leur réception sensible. Le caractère magique de cette puissance tient au fait qu’elle objective ce qui ailleurs paraît superficiel : contrairement à la tentative de Manhee pour transmuer la scène de son licenciement en scène positive, via un selfie souriant censé relever ce qui vient d’être dit, les actes de Claire semblent restructurer intégralement ce à quoi ils s’adressent, si bien que la distance est palpable entre l’avant et l’après de son passage sans que ce changement soit l’effet d’un effort subjectif pour faire comme si les choses s’étaient bel et bien transformées. Mais le sens de sa démarche procède également d’une éthique de la traduction, innervée par l’expérience de la confrontation entre le coréen et le français, dont témoignent à la fois des scènes d’incompréhension mutuelle (la première rencontre de Claire et de So), d’apprentissage de la langue (Claire faisant répéter phonétiquement quelques phrases de Duras à So) et de curiosité culturelle (Claire évoquant sa méconnaissance de la cuisine coréenne).
Paradoxes et médiations
Traductrice, Claire l’est en ceci qu’elle est la médiation entre la scène présente et sa doublure d’abord invisible, mais in fine offerte au regard par son action répétée. La scène qui en atteste le plus directement est celle où Manhee, repassant avec Claire devant le restaurant où elle fut licenciée, rejoue la scène en dialoguant avec le fantôme de son employeuse, alors que Claire est rentrée discuter avec le propriétaire, se garantissant dans la distance une position de surplomb qui lui permet d’agencer extérieurement la rencontre de la présence et de l’absence (sous la forme de la scène traumatique qui fait retour). Surtout, l’objet de Claire est à ce moment précis de demander des nouvelles du chien que Manhee comme elle avaient plus tôt croisé, chien dont l’appréhension sensible permet de définir plus exactement la teneur de la traduction à l’œuvre. Les deux rencontres avec le chien avaient en effet révélé deux modalités possibles du rapport à l’événement : pour Manhee, se tenir du côté de la figure humaine qui, par un mouvement intentionnel, se tourne vers ce qui s’offre à elle ; pour Claire, laisser à l’événement sa puissance originaire d’apparition, en lui autorisant de remodeler l’espace à la mesure de ses propres contours (ici, à la position couchée du chien répond le cadrage serré sur le bas).
Le chien, compris par Claire comme événement venant mouvoir l’espace de sa présence nue, est l’exemple-type d’une apparition présente, espaçant (depuis sa position couchée) ou temporalisant (depuis son sommeil) tout ce qui a lieu. Tout se passe comme si le film déployait un paradoxe, lui qui, tout en semblant prôner une conception non-aporétique du temps parce qu’insoumise au présent, laisserait pourtant déborder le présent jusqu’à s’approprier l’entièreté des scènes : ainsi du ressac des vagues ou du vent, qui couvrent parfois ce qui peut être dit ou entendu, ou de la primauté, lors de la lecture du texte de Duras, accordée à la voix sensible au détriment de toute référence à un signifié. Plus largement, des éléments sensibles, valorisés et isolés comme tels par le zoom (un palmier, les limites d’une zone de baignade, etc.), organisent la scène depuis leur seul apparaître phénoménal : ainsi des nombreux plans où l’on part de l’espace pour ensuite, par un léger mouvement de recul, dévoiler des figures dont la localisation émane moins d’une intention subjective que de cela même qui les environne.
Dès lors, il n’est pas anodin que la caméra de Claire donne son titre au film, en ce qu’elle marque à la fois la reconnaissance de la puissance du présent (présent du modèle, par exemple, qui se donne à photographier) et le fait que celui-ci s’offre immédiatement comme trace dans la photographie. Elle ouvre la possibilité d’une saisie de la com-possibilité des différentes implications du présent (par exemple : d’un côté le présent apparaissant, de l’autre l’effet de l’apparition, qu’on le nomme fantôme, trace, deuil impossible), désormais coupé de toute croyance en sa propre pureté. Le plan le plus parlant du film est probablement celui où Manhee arrive sur la plage où se tenaient, quelques plans plus tôt, So et son ancienne patronne : tout porte à croire qu’elle pourrait les voir (présence), mais de fait rien n’advient (absence). En d’autres termes, les figures croisées (donc : traduites, révélées) par Claire assument désormais, dans leur vécu propre, cette condition temporelle. C’est seulement en ayant assimilé cette compréhension que la boîte pourra in fine être refermée : non plus rejeter l’absence aux marges, mais la contenir au cœur même de la présence. Encore aurait-il fallu, comme mentionné, que cet apprentissage se contente de s’auto-générer dans le montage, sans avoir à recourir à une tierce personne.