Le spectacle d’Apichatpong Weerasethakul Fever Room, présenté à Bruxelles dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts au mois de mai, ressemble à ses films : il met en scène des figures de lumière qui interrogent les notions de présence et d’absence de la façon la plus renversante qui soit.
Sur l’écran d’abord unique qui descend du plafond du KVS_Bol défile une série de plans disparates, tandis qu’une voix off accompagne cette énumération visuelle d’une liste d’éléments qui la recoupe – parfois. S’agit-il du récit d’un délire fébrile, comme le suggère le titre de la pièce ? Sommes-nous de retour dans l’hôpital de Cemetery of Splendour, au moment du réveil d’une patiente, comme certains plans le suggèrent ? Au bout de quelques minutes déjà, les choses se compliquent : l’énumération visuelle et sonore recommence, sans que l’on sache si les images que nous voyons sont exactement les mêmes que la première fois, si leur ordre est identique, défaillances de la mémoire obligent. Quoi qu’il en soit, les images que nous revoyons ne sont plus les mêmes : nous y décelons de nouveaux éléments. Déjà, Apichatpong Weerasethakul ouvre en nous cet espace mental où les images sont venues se loger, où elles demeurent, incertaines, transformées par leur rencontre avec le corps de chacun.
Traversée du miroir
Cet espace mental s’extériorise bientôt par l’arrivée d’un deuxième écran, au-dessus du premier, puis de deux autres, à gauche et à droite du public, nous englobant dans un territoire d’images. Les vagues s’écrasent sur le sable. Elles aussi sont à la fois les mêmes et autres sur les quatre écrans. Du bateau sur lequel nous avions cru voguer, puis de cette plage, nous descendons dans une grotte. L’une de celles où l’idée du cinéma s’est inventée, une torche et un bout de roche friable à la main. Un homme y évolue et les figures rupestres le regardent.
Retour à l’air libre. Il se met à pleuvoir. C’est alors que tout se renverse. Les écrans disparaissent et devant nous, le rideau s’ouvre. Le bruit de la pluie continue et c’est d’abord un simple lampadaire papillotant qui vient convoquer l’image de l’orage. Sidération de se retrouver ainsi, soudain, de l’autre côté du miroir. Car nous n’étions pas dans la salle mais sur la scène, et ces sièges vides face à nous, sous les hauts balcons du théâtre, semblent nous indiquer que nous avons été projetés dans le paysage pluvieux de l’image cinématographique. À moins que ce soient nos images intérieures qui aient envahi l’espace.
Lumière primordiale
C’est en tout cas sur nous que la lumière vient désormais se projeter. Une lampe au loin balaye nos visages, puis d’autres lumières, comme un essaim de lucioles motorisées, roulent sur la salle. La fumée envahit l’espace et bientôt le faisceau qui nous fait face se structure, prend forme. Il dessine des plans lumineux qui semblent plus matériels encore que ces êtres qui habitaient plus tôt l’écran. Un cône de se dessine, s’ouvrant vers nous en rotation. Est-ce une image projetée qui dessine ces volutes au loin, ou n’est-elle produite que par la rencontre d’une lumière blanche avec la fumée ? Au-delà d’une énigme technique, cette expérience de perception ambiguë et étourdissante fait ressurgir des doutes fondamentaux. La perception est-elle en nous ou à l’extérieur de nous ? Peut-on différencier images externes et internes ? Les unes sont-elles plus réelles, plus matérielles que les autres ? Comment cette lumière blanche, apparemment inerte, peut-elle en venir à former le tissu de toute notre expérience sensible ? Les mots ne peuvent déplier l’expérience qu’a posteriori. Apichatpong Weerasethakul se montre ici digne des plus grands artisans de la lumière projetée, générant au fil des séquences lumineuses différentes sortes de trouble qui concernent en fin de compte rien de moins de notre rapport au monde tout entier.
Voici d’ailleurs que nous nous retrouvons dans la caverne, assoupis contre une pierre rugueuse, comme si tout ceci n’avait été qu’un rêve (et alors ?), avant de devoir sortir de cette deuxième caverne qu’a été pour nous la salle, avec l’impression d’avoir fait un tour complet : Fever Room renvoie au vécu primitif de la lumière que proposaient les premiers films expérimentaux d’Apichatpong Weerasethakul, vécu qui se trouve combiné aux esthétiques développées dans ses images figuratives, produites pour la salle ou pour les galeries, et dont le souvenir nourrit également la pièce. Cette nouvelle œuvre contient toutes les autres, et c’est pourtant une expérience inédite. Une de plus.