À la question de la rétrogradation d’Apichatpong Weerasethakul à Un Certain Regard cette année au Festival de Cannes alors que son long métrage précédent, Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, avait reçu la Palme d’Or en 2010 des mains de Tim Burton, on pourrait désormais apporter deux réponses complémentaires : premièrement, Cemetery of Splendour est tellement hors-norme que cela n’aurait eu aucun sens de le sélectionner à côté de La Loi du marché ou de Marguerite et Julien. Néanmoins, pourquoi ne pas dès lors l’avoir mis hors-compétition ? Deuxièmement, sa ligne narrative est radicalement plus droite que celle d’Oncle Boonmee qui avançait par segments de différents récits où chacun pouvait y trouver son compte (un peu comme la fresque que dessinent aujourd’hui Miguel Gomes et ses Mille et Une Nuits). Ce n’est pas que Cemetery of Splendour se montre moins généreux que son prédécesseur – le nouveau film d’Apichatpong offre de belles récompenses à qui tente l’aventure – mais il se révèle plus proche de Syndromes and a Century et de son somnambulisme en plein jour.
Madame rêve
Cemetery of Splendour est une plongée, un film où l’on ne fait que tomber : tomber amoureux, tomber de sommeil, tomber en pleurs. C’est également un film où, de ce premier geste contraint par la gravité, en naît un deuxième, celui de creuser : c’est le premier plan du film, des tractopelles y remuent la terre. On y creuse aussi la matière invisible dont sont formés les rêves, et pour cela, Apichatpong reste au sommet de ses aspirations à plonger le spectateur dans une forme d’hypnose à la fois électrique et d’une douce évidence. On pourrait d’ailleurs affirmer que Cemetery of Splendour ne raconte que cela : des soldats atteints d’une mystérieuse maladie du sommeil sont transférés dans un hôpital provisoire installé dans une école abandonnée. Jen (la fidèle Jenjira Pongpas) se porte volontaire pour s’occuper d’Itt, un jeune et beau soldat, et se lie également d’amitié avec Keng, une jeune médium qui utilise ses pouvoirs pour aider les proches à communiquer avec les hommes endormis. À l’instar du prochain film de Kiyoshi Kurosawa, les vivants et les morts foulent la même terre, comme dans cette scène où deux déesses du Laos viennent annoncer à Jen que l’hôpital improvisé est construit sur un ancien cimetière de rois thaïlandais. Ceux-ci prennent d’assaut le corps des soldats endormis afin de rejouer leurs batailles d’antan. Révéler ce qu’on ne peut pas voir, voilà ce que fait Apichatpong en grand chaman du cinéma d’aujourd’hui. Une scène parmi d’autres est symptomatique de sa capacité proprement extraordinaire à lever un voile sur l’invisible du monde : Keng, dont l’esprit est possédé par l’âme d’Itt, elle-même possédée par un roi – entrelacement d’identités au carré – fait visiter à Jen le palais souterrain et ses vastes couloirs à même la jungle qui se révèlent sous nos yeux être un portail vers d’autres couches de réalité grâce aux pouvoirs des mots et de l’écoute.
Objet politique, Cemetery of Splendour l’est aussi mystérieusement et pleinement. On connaît le rapport de méfiance légitime qu’Apichatpong a envers le gouvernement de son pays : en mai 2014, une junte militaire a renversé le gouvernement et amorcé des réformes constitutionnelles autoritaires. Voir dans son film des soldats endormis n’est qu’un premier indice de la charge que mène le cinéaste thaïlandais qui glisse dans l’esprit du spectateur que toute cette opération d’endormissement généralisée serait une opération du pouvoir politique. Y habite également l’idée que ce n’est que dans nos rêves que peuvent aujourd’hui se réfugier les puissances de la fiction, qu’on ne peut plus raconter d’histoires dans cette réalité oppressante qui nous entoure et que peut-être la vraie vie, et donc le cinéma, se situent ailleurs que sous nos yeux, comme cette cellule qui se déplace dans le ciel au détour d’un plan hallucinogène. Au-delà de cette image, il faudrait dire également la solide fixité des plans du Thaïlandais, pareils à une mare de songes où, par le croupissement du réel, des couches d’imaginaires s’y superposent progressivement. Qui a déjà fait d’un plan d’escalators, grâce à un fondu enchaîné sidérant, un chemin vers le grand sommeil de nos armées ? On ne sait pas, mais il faut reconnaître à Apichatpong la douce puissance inébranlable de son cinéma, son audace souveraine et son amour pour les récits de maladie tropicale.