Pas une semaine sans une sortie de film en 3D ou l’annonce de la tridimensionnalisation d’un classique. Cette technique, tant vantée par les médias, ne date pourtant pas d’hier. Après deux faux départs (dans les années 1950 et les années 1980), la 3D a-t-elle enfin les moyens de révolutionner le grand écran ?
Tout d’abord, une mise au point s’impose. La terminologie 3D, galvaudée depuis la sortie d’Avatar, ne paraît pas être la plus indiquée pour nommer la technologie actuelle. En effet, impossible d’observer les images jaillissant de l’écran à 360 degrés. Il ne s’agit pas d’hologrammes, qu’on pourrait observer sous toutes leurs coutures, mais plutôt d’un cinéma du relief. Créant une profondeur (et des émergences), les films en relief modifient la place du spectateur, qui l’air de rien se transforme en acteur du film, réagissant physiquement aux péripéties des personnages. Mais avant d’aller plus loin, retournons en arrière, quand le cinéma en relief avait encore le goût de la nouveauté.
Le relief était presque parfait…
Dans les années 1950, la télévision prend un essor considérable, entre autre grâce à l’innovation de la couleur. En France par exemple, on dénombrait 3794 postes en 1950 contre plus d’un million en 1959. Le petit écran remplace progressivement le cinéma populaire (avec l’apparition des séries comme I Love Lucy). Cet engouement incroyable fossilise les spectateurs dans leurs salons, et l’industrie du septième art comprend qu’un danger guette. Le média de masse que devient à cette période la télé, oblige les studios à se démarquer. Les avancées techniques (Cinémascope, Technicolor et relief) offrent au public l’opportunité d’une expérience inédite. Dès 1953, L’Homme au masque de cire (André De Toth), L’Étrange Créature du lac noir (Jack Arnold) et surtout Le crime était presque parfait (Alfred Hitchcock) créent l’événement, ravivant l’engouement pour le spectacle en salle. La télévision et le cinéma paraissent alors avoir trouvé un équilibre, chacun pourvoyant à des besoins d’images différents. Des programmes ludiques, en épisodes (pour tisser un lien de proximité quasi amical avec le téléspectateur) et l’information reviennent au petit écran, alors que les stars inaccessibles, les superproductions et le grand spectacle s’installent sur les grands.
Dès lors, les studios abandonnent le procédé qui perdurera dans les années 70 pour des productions de séries B (Chair pour Frankenstein et Du sang pour Dracula de Paul Morrissey par exemple). Devenus l’apanage des parcs d’attraction (Disneyworld, Futuroscope…), les films en relief refont surface dans les salles obscures à la fin des années 1980, dans des métrages pour le moins indigents comme Les Dents de la mer 3 ou encore Freddy 6. Le gadget technologique est sensé pallier à la médiocrité scénaristique et à l’absence de mise en scène. Mais cet épiphénomène n’a guère marqué les esprits (on le comprend) et le relief est de nouveau entré en hibernation.
Piratage + 3D, l’impossible équation
Après de fastes années, où le couple cinéma/télé, grâce à un intelligent partage des tâches, vivait plutôt en harmonie, un nouveau média est venu perturber la tranquillité de ce petit monde : Internet. Le network absolu qui rend obsolète les grilles de programmation, les dates de sortie de films, la télé par satellite et la salle de ciné. Ses possibilités de téléchargement infinies, qui transforment les films d’un Brésilien inconnu en votre propre vidéothèque, changent la donne. Et les Studios ne s’en remettent pas. Comme ramener les brebis égarées vers les salles ? Aux vieux problèmes, les vieilles recettes. Et revoilà la 3D (pardon le relief) en haut de l’affiche. Mais cette fois-ci, le moment semble être particulièrement opportun. La numérisation progressive des salles de cinéma, les budgets considérables alloués à la production des films (la technologie relief faut-il le rappeler coûte cher), et les progrès techniques (largement initiés par Robert Zemeckis avec Le Pôle Express et Beowulf) ont préparé le terrain à cette nouvelle manière de consommer les images.
Et le spectateur dans tout ça ?
À nouvel effet, nouvelle distance. Quelle est celle du spectateur du XXIe siècle, face à une cinématographie qui envahit l’espace au-delà de l’écran ? Là réside la véritable innovation du relief. Alors que le public pouvait laisser voguer son regard au gré de ses envies (arrière-plan, détail du visage d’un acteur…), la « 3D » force l’œil. Deux techniques coexistent.
D’une part, le relief jaillissant. Une bestiole volante s’échappe de l’écran (dans Alice de Tim Burton par exemple), aussitôt on scrute l’étrange apparition qui s’approche, laissant l’écran (et ce qui s’y déroule) sans surveillance. Sorte de téléguidage visuel, cet effet menace l’immersion du spectateur, le détournant à loisir d’une scène pour le recentrer sur des détails. L’intérêt d’un tel dispositif ne prend sens que lorsque la mise en scène intègre ce paramètre, lorsqu’il devient un artefact scénaristique ou émotionnel. Dans Le crime était presque parfait, deux séquences seulement relèvent du relief, dont la célèbre tentative de meurtre sur Grace Kelly. Alors que la jeune femme se fait étrangler, sa main « sort » de l’écran, fouillant la salle de cinéma à la recherche d’une arme pour se défendre. Prenant le spectateur à témoin, Hitchcock renforce le sentiment de voyeur, dans l’impossibilité d’agir sur ce à quoi il assiste.
L’autre impact du relief réside dans l’impression de profondeur, d’épaisseur des images. Là une question se pose : qu’apporte la reproduction réaliste de la vue humaine à la matière cinématographique ?
Illusion d’optique contre illusion comique
Le cinéma est, comme le théâtre, un art de l’illusion. S’asseoir dans une salle devant un écran (attitude radicalement antinaturelle) et observer pour un moment une autre vie, un autre monde, y ressentir des émotions, tel est l’enjeu du septième art. L’illusion de la tristesse (drame), de la terreur (horreur), de l’allégresse (comédie), tout est faux au cinéma, sauf les sentiments que l’on ressent. On y regarde des acteurs jouer une partition pré-écrite, feindre des larmes, mourir dans des décors de carton pâte. L’éternel jeu du cow-boy et des indiens, mais en version cinémascope. Accepter cette falsification, c’est pactiser durant quelques minutes pour que le quotidien se tienne à l’écart du lieu sacré qu’est la salle de cinéma. La communion métaphorique qui s’en suit figure une parenthèse, une pause, une autre vision.
Le recours au relief serait alors un aveu d’échec de cette aptitude du cinéma à créer un monde factice mais crédible en 2D. Pour « réaliser » l’espace cinématographique, et le rendre similaire à notre propre perception visuelle, il faudrait donc le modifier en machine à simulation. Le cinéma ne serait plus alors la création d’une autre dimension mais la simulation de la nôtre, le projecteur deviendrait un banal œil, et la salle de cinéma, un lieu quelconque déchu de ses oripeaux de monde à part. Or si les images doivent ressembler à notre réalité (pour qu’on s’y plonge), c’est dans leurs différences avec celle-ci que réside leur pertinence. Une image sur un écran ne doit pas singer le réel, mais en créer un nouveau, semblable et différent. Pourquoi s’enfermer (en payant) dans une salle obscure, si c’est pour y voir comme dehors (en gratuit) ?
À chacun son cinéma
Sans pour autant verser réactionnaire (c’était mieux avant), disons que l’apport du relief peut se révéler pertinent pour certains types de films qui cherchent la sensation forte, mais ne doit en aucun cas être intronisé comme norme absolue de diffusion. Ainsi, l’annonce d’un premier film pornographique en relief (par Marc Dorcel) ne surprend guère, le propos de la pornographie étant la simulation et le sensationnalisme (les plus-values 3D). Idem pour Saw 7 (dans un autre genre mais avec la même volonté de rassasier les pulsions égotiques du spectateur).
Mais ce qui vaut pour certains (horreur, porno) ne vaut pas pour tous. La diversité du cinéma, autant dans ses genres que dans ses techniques, est une condition sine qua non de sa survie. Depuis l’invention de la couleur, les films en noir et blanc restent parfaitement diffusables en l’état, idem des films muets. Pourquoi devrait-il en être autrement pour le relief ? Alors que James Cameron annonce la tridimensionnalisation de Titanic, Steven Spielberg celle de Jurassic Park et Peter Jackson celle de sa trilogie (sans compter George Lucas), on est en droit de s’inquiéter de cet engouement uniformisateur et quasi révisionniste. Certains envisagent déjà de remasteriser Les 10 Commandements ou Autant en emporte le vent. Si le procédé relief (du tournage jusqu’à son exploitation salle), en repoussant les limites techniques, ouvre de nouvelles perspectives de mise en scène, les cinéphiles ne pourront être que curieux. En revanche, si la modernité consiste à « réévaluer » a posteriori des œuvres déjà tournées, le bien-fondé de la démarche (hors une recommercialisation lucrative) paraît bien maigre.
Et si le cinéma incarne depuis des décennies le lieu de rencontre privilégiée des amours adolescentes (qui n’a jamais posé une main fébrile sur un genou ou tenté un baiser de cinéma dans une salle obscure), autant dire que le relief, outre l’hypnose qu’il exerce sur la rétine, affuble son public de lunettes ridiculement lourdes et laides, qui rendront bien difficiles les flirts et autres rapprochements charnels. D’expérience collective, où les rires des uns et le regard des autres rendent unique une projection, le cinéma dimensionnalisé devient un peep-show. Chacun s’y fait son film individuel, dans sa bulle polarisée, contre une somme exorbitante. Finalement, le parlant et la couleur n’eurent besoin que d’un essai pour convaincre les foules. La 3D en est déjà à son troisième. Entre avancée cinématographique et mode de producteur, à vous de voir.