Dans la foulée du mythique Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? qui lui avait valu un énorme succès au box-office, Robert Aldrich rempile pour un second projet avec une Bette Davis sur le retour mais plus déchaînée que jamais. Au programme de ce nouveau jeu de massacre : meurtre, culpabilité, sadisme et coups de théâtre font de ce Chut… chut… chère Charlotte un film d’une efficacité redoutable, nourrie d’une violence psychologique dont Robert Aldrich avait le secret.
Dès la première scène, tous les ingrédients semblent réunis pour faire de cette nouvelle production d’Aldrich un parfait drame romantique : une réception dans une magnifique villa sudiste, un bal au cours duquel les invités rivalisent d’élégance, un amour contrarié qui se dessine en hors-champ. À s’y tromper, on pourrait croire à L’Insoumise de William Wyler (1938), film dans lequel Bette Davis jouait déjà les romantiques de caractère prêtes à braver tous les interdits pour vivre son histoire d’amour. Mais inutile de croire que Robert Aldrich pourrait succomber à un sentimentalisme mondain, lui qui s’est toujours attaché à insuffler de la violence psychologique dans tous ses films, y compris lors de ses incursions dans le mélodrame (Feuilles d’automne, 1956). Rapidement, l’entrevue entre la jeune Charlotte et l’homme qu’elle aime prend une tournure horrifique (introduite par les clairs-obscurs et le visage dissimulé de Charlotte). Une hache surgit de nulle part coupe le bras de l’homme amoureux avant de lui trancher la tête dans une scène où l’hystérie est relayée par la mise en scène outrancière d’Aldrich.
Le ton est donné. Nulle place pour la sérénité dans ce portrait pathétique d’une femme devenue vieille portant lourdement le poids de la mort de son amant d’autrefois. Tandis qu’à l’extérieur les enfants entonnent une chanson moqueuse sur le triste sort de cette femme hantée par ce drame jusqu’à un point de non-retour, Charlotte vit recluse dans une grande maison fantomatique d’où la vie semble avoir définitivement déserté. Comme dans beaucoup de films d’Aldrich qui se sont intéressés à la déliquescence de l’individu, la maison revêt toujours un sens particulier. À l’image de Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? qui le précède de deux ans, les intérieurs sont étouffants, n’offrant que des perspectives obstruées donnant aux pièces des allures de caveaux noyant ceux qui les habitent dans des névroses absolument ingérables. Dans ce marasme teinté de claustrophobie, Bette Davis, toujours aussi géniale, joue les vieilles sorcières frustrées tout autant victimes que capables du pire.
Là où le savoir-faire d’Aldrich étonne une fois de plus, c’est dans sa capacité à créer une atmosphère véritablement ambiguë où la frontière entre personnages positifs et négatifs est au départ donnée pour être constamment redéfinie au point de priver le spectateur de tout repère. Lorsque la sœur de Charlotte (interprétée par Olivia De Havilland, remplaçante au pied levé de Joan Crawford qui avait déclaré forfait) flanquée du Dr Brew Bayliss (Joseph Cotten) reviennent dans la demeure familiale, on croit tenir à cet instant le point d’équilibre nécessaire à ce film malade et totalement paranoïaque. Mais de rebondissements en visions cauchemardesques, l’horreur apparaît là où on ne l’attendait pas, plongeant chaque personnage dans un flot de pulsions totalement destructrices. De la part du réalisateur et des acteurs, le plaisir à tenir cette farce macabre est tellement manifeste qu’il est bien difficile de ne pas y trouver son compte. Certains reprocheront à Robert Aldrich d’avoir été trop loin dans l’outrance, de ne pas avoir tiré les leçons d’un grotesque déjà vilipendé par certains du temps de la sortie de Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?. Mais la force de son cinéma reste cette frontalité et un refus des conventions, ce qui fait de Chut… chut… chère Charlotte un film assez précieux, quelque part entre le baroque et la série Z totalement déjantée.