Monrovia, Indiana s’ouvre sur une série de lignes verticales et horizontales qui marquent la fracture d’un territoire (cf. l’analyse de l’ouverture du film par Corentin Lê), en même temps qu’elles s’acheminent vers un point de juxtaposition des deux figures à l’origine opposées. La suite de plans muets laisse ainsi place à une première prise de parole, celle d’un homme qui arbore au cou une croix proéminente comme synthèse de la verticalité et de l’horizontalité. La croix, comme un autre motif récurrent et structurant du montage – le drapeau et ses variantes (l’arbre, l’équerre et le compas croisés d’une loge franc-maçonnique, les poteaux électriques, etc.) –, témoigne moins de l’importance de la structure religieuse dans la communauté de Monrovia qu’elle n’incarne la possibilité d’un motif réunificateur des strates morcelées du film, à commencer par le ciel et la terre. Elle joue dans cette perspective un rôle fondamental dans le montage en donnant un squelette à un corps social (la bourgade de Monrovia) que Wiseman ne va cesser de définir (quel est ce corps ?), d’ausculter (comment fonctionne-t-il ?) et de diagnostiquer (comment va-t-il ?).
À l’occasion d’une scène de mariage située vers la fin du film, une autre croix allégorise limpidement une structure communautaire (en l’occurrence la famille) : le futur époux fixe sur l’autel une croix vide, sculpture qui sera garnie d’une chair (des fleurs métalliques) apportée et chevillée par l’épouse. Reste qu’un petit accident, a priori anodin, vient nourrir la scène d’une nouvelle couche et lui permettre de dépasser sa seule fonction de métaphore du couple : avant de parvenir à bien encastrer les motifs floraux de la croix, la future mariée se trompe de côté. C’est que quelque chose va mal à Monrovia, corps devenu par la force des choses dysfonctionnel, en premier lieu parce que sa croissance pose question. On s’interroge dans les conseils municipaux : souhaite-t-on voir l’économie fleurir, au risque de mettre en péril le modèle rural traditionnel auquel sont attachés les habitants ? L’expansion d’un côté (l’obtention d’une deuxième bretelle d’autoroute désirée de longue date) implique probablement de l’autre la naissance d’un nouvel organe potentiellement problématique (la construction d’un complexe de logements). Plus loin, des badauds essaient des lits king size, plus grands, plus larges, tandis que le film fait indirectement mais constamment le portrait d’une population obèse et consommatrice qui ne cesse d’avaler et de produire du déchet. Le vendeur des matelas résume d’ailleurs, bocaux de sueurs et statistiques sur les kilos de peaux mortes à l’appui, tout ce que le corps produit et rejette pendant son sommeil. Le montage de Wiseman fait preuve sur ce point d’une rigueur et d’une intelligence remarquables, détaillant la fabrique de la nourriture autant qu’il ne filme le stockage des grains, soit le produit de la terre, comme l’écoulement de déjections.
La moindre séquence joue alors autant le rôle d’organe d’un ensemble (le film) qu’il ne dévoile un aspect possible de la démarche de Wiseman. Il en va ainsi lorsque la caméra est aux premières loges d’une scène de chirurgie vétérinaire qui induit de couper le trop-plein d’un corps malade (la queue d’un chien anesthésié) et de filmer son anus, son appendice amputé et le sang qui en jaillit. La scène ne détonne toutefois pas avec le reste du film, tant la vieillesse et la maladie semblent partout dans Monrovia, dans la bouche des habitants (qui parlent souvent de leurs problèmes physiques et des amis récemment perdus), et surtout dans les plis de la découpe, qui au-delà d’un rapport au réel impliquant de laisser du temps aux séquences, organise très clairement les rapports de force et les interactions entre les membres du corps social. C’est par exemple le cas de ces scènes de fractures générationnelles où Wiseman oppose un parterre d’adultes à moitié endormis face à une jeunesse dynamique (un spectacle musical donné par la fanfare du lycée), jusqu’à une scène diamétralement opposée, l’une des dernières du film, où une famille fait ses adieux à une parente défunte. L’évolution du montage dessine par ce biais le récit de la longue agonie d’un corps, organisée autour de trois crépuscules et de plans récurrents témoignant de la lente maturation du maïs. Monrovia, Indiana ne brosse dès lors pas seulement le portrait d’une Amérique divisée, celle de Donald Trump (très largement élu dans l’État et plus encore dans le comté de Morgan, dont Monrovia fait partie), mais aussi d’un pays malade et âgé que Wiseman accompagne jusqu’à sa mise en terre.
Il faut enfin dire que film, au-delà de la cohérence de son cap, témoigne d’une vitalité de montage qui confère à l’œuvre une dimension réellement ludique, le travail de Wiseman consistant non pas à photographier (des plans fixes et brefs savamment composés) mais à cartographier la ville sur un mode parfois proche du marabout, bout de ficelle. L’écriture s’organise notamment autour de motifs colorés (par exemple : faire suivre d’un plan à l’autre des lignes jaunes tracées sur le sol, raccorder le plan d’une maison où trône un drapeau américain sur celui d’un bar dont l’enseigne est elle aussi composée de bleu et de rouge) et de plans-pivots vers lesquels le montage ne cesse de revenir, telle cette enseigne d’un tatoueur, lieu où l’on trace, littéralement, des lignes sur des corps. Chaque partie renvoie ainsi à la structure générale du corps social tout étant le produit d’un intérêt du cinéaste pour les modalités internes du fonctionnement de « l’organe » concerné : le travail d’un coiffeur, le cérémonial de la loge, les passionnants débats démocratiques du conseil municipal, où chacun finit par admettre que la communauté va mal sans parvenir à envisager une solution conciliant les différentes aspirations et contraintes. Monrovia, Indiana est le film d’un cinéaste déterminé et patient qui ne se contente pas de « documenter » le réel (soit la perspective, déjà passionnante, de retranscrire et de transmettre), mais bien de l’écrire. C’est, pour le dire autrement, un idéal de documentaire.