Admirateur de Keaton, de Chaplin et de Woody Allen, Emmanuel Mouret prône un cinéma où la parole tient une place de choix et où cocasserie et sérieux s’entre-mêlent. Changement d’adresse, son dernier film, illustre parfaitement cette conception.
Votre troisième long métrage, présenté cette année à la Quinzaine des Réalisateurs, parle d’Anne et de David, deux jeunes personnes qui cohabitent sous le même toit sans être amants. Chacun cherche l’amour espéré, éternel. Comment vous est venue l’idée de ce film ?
Dans les mille idées que l’on a au départ, on essaye de composer le récit qui contient toutes ces situations. J’essaye de retrouver le plaisir qu’elles procurent. La situation de la colocation, que je n’ai jamais vécue, m’a toujours fait fantasmer. On écrit souvent les films à partir de ses fantasmes, et le film joue justement sur ceux que peut entraîner la colocation. En outre, l’autre idée qui est venue se greffer est celle d’un couple qui n’en est pas un. Ils vivent ensemble, font tout comme un couple qui, de plus, s’entend bien, et parfois même couchent ensemble. Sauf qu’ils n’en forment pas réellement un dans la mesure où chacun est amoureux de quelqu’un d’autre. J’étais déjà attiré par l’aspect cocasse de leur relation, mais voulais aussi jouer avec le désir du spectateur de les voir ensemble. Ils sont à l’évidence faits l’un pour l’autre mais n’en ont eux-mêmes pas conscience, comme dans Quand Harry rencontre Sally. Il y a ensuite l’histoire de David avec sa jeune élève de cor, Julia, interprétée par Fanny Valette, par laquelle j’avais envie de montrer un homme fasciné, maladroit, un professeur intimidé, intrigué, un personnage amoureux qui se prenne souvent les pieds dans le tapis.
On a le sentiment de voir un film à la fois léger, simple et d’une grande densité… Quelles sont les recettes d’une comédie faite de véritables émotions ?
Le film étant clairement une comédie, j’ai essayé, pour transmettre une émotion, de ne jamais sombrer dans la caricature. Il fallait avoir des personnages amoureux, des situations drôles, cocasses, mais rester sincère et sérieux face à ces sentiments. Les recettes viennent des films que l’on a vus et aimés. J’ai donc voulu placer mes personnages dans des situations drôles et parfois cruelles, mais également jouer perpétuellement avec l’attente dès l’écriture, plus que dans mes précédents films. Les personnages sont pleins de désirs, ce qui rend cette attente jouissive, ludique, surtout si on la contredit. Le récit se présente assez simplement : on suit le personnage de David, professeur de cor, on ne change pas de point de vue. On reste avec David et ses rêves.
Bien que l’on soit avec David de bout en bout, il y a un vrai travail sur chaque personnage…
David fait aussi le lien entre les personnages. Un peu effacé, il laisse de la place pour les autres. Il est désireux de tout et candide, donc à l’écoute, prêt à entendre le désir des autres. Ceux-ci ont été construits par des systèmes de contraste : une grande partie de la vivacité du film est portée par Frédérique Bel (Anne), extraordinaire dans un rôle inattendu. Je n’ai pas été tout de suite convaincu : j’avais vu La Minute blonde dans laquelle elle est belle et drôle, mais il fallait une vraie amoureuse, pas une caricature. C’est en voyant des essais que j’ai été stupéfait par sa sincérité, sa palette de jeux, entre charme, ingénuité et érotisme malgré elle. Elle a un débit assez rapide, frais, et contrôle tout par beaucoup de travail. Finalement, certaines personnes m’ont demandé si c’était de l’improvisation. C’est peut-être la première fois que l’on voit la comédienne, et non plus une déclinaison de la blonde.
On a l’impression que vous cherchez la drôlerie dans les choses les plus communes de la vie. Pourquoi ce parti pris artistique ?
Il est très difficile de définir un parti pris artistique. J’essaye de ne filmer que ce que j’aime et qui me fascine, en gardant un sens dans le hors-champ : si le cinéma servait à quelque chose, ce serait à donner du goût à différentes choses comme la mélancolie, à la sublimer, à donner à la tristesse une part de beauté. Mon parti pris est donc de trouver des astuces pour donner une saveur aux choses. Par exemple, les personnages, aussi différents soient-ils et même dans des situations d’échecs, ne deviennent jamais amers ou rancuniers. Il est très important pour moi d’avoir des personnages simples qui me tirent malgré tout vers le haut, même personnellement. C’est la leçon que j’ai tirée du burlesque. Quand Keaton ou Chaplin tombent à terre, ils se relèvent sans être désabusés. Ni optimistes, ni pessimistes, ils continuent leur chemin bon an mal an. D’une part, le burlesque m’a apporté mes premières émotions cinématographiques. D’autre part, j’ai plus de sympathie pour les héros maladroits que pour les super-héros, peut-être parce que je m’y reconnais. Ils sont souvent amoureux, se trompent et sont trompés, mais finissent toujours par séduire la jeune fille. Il y a un lien entre maladresse, sentiment amoureux et sensualité, la maladresse étant à l’origine de l’érotisme. Dans la rencontre amoureuse, on entre dans l’ordre du tâtonnement et du questionnement. On cherche à se connaître : ce qui manque aux films érotiques et pornographiques, ce sont ces instants de maladresse. Ils sont beaucoup trop habiles pour être authentiques.
Affectionnez-vous particulièrement les films qui parlent beaucoup, en référence à Éric Rohmer comme à Woody Allen ? Votre film contient d’ailleurs des dialogues ciselés, très écrits. La parole est-elle un véhicule de sensualité ?
Tout à fait. Il y a dans mes films ce goût commun pour la parole et le burlesque. Woody Allen, les Marx Brothers, ces cinéastes à mi-chemin entre le burlesque et le cinéma d’auteur, font partie de mes références. Au cinéma, la parole entretient l’imaginaire du spectateur. Lorsqu’on lit un roman, l’écrit appelle l’image du lecteur. Au cinéma, les images appellent d’autres images. Et le dialogue, tout ce qui est dit, fait partie intégrante du système d’imagination. Le mot dit entraîne la question de la vérité de celui-ci et celle qu’il va entraîner. La parole est un moyen presque plus fort que l’image de déclencher l’imaginaire.
Vous jouez le rôle principal dans Changement d’adresse. Qu’est-ce qui vous pousse à être des deux côtés de la caméra ?
Je suis un amoureux dans l’âme, j’aime les amoureux au cinéma. Je me projette très facilement. L’amoureux est tourné vers l’autre. Il ne se protège pas, il s’abandonne dans un joyeux fatalisme. Je joue aussi par admiration d’autres acteurs comme Keaton, Tati, Woody Allen. J’observe les personnages, les hommes, comme la nature à laquelle je fais partie.
Comment avez-vous choisi les quatre acteurs de ce film choral ?
Un casting se construit avec le temps, les essais. C’est quand j’ai fait passer les essais à Frédérique Bel que le producteur m’a demandé de jouer le rôle de David. Il est intéressant d’avoir des acteurs, des voix qui contrastent, comme en musique. Dans le film, pour illustrer cette galerie de personnages insolites, on a fait composer un quatuor : David est musicien, donc je voulais le voir jouer. Le quatuor contient un cor, une harpe, un xylophone et une flûte. Le casting s’est fait comme une composition musicale, avec des acteurs et des instruments très différents qui forment malgré une couleur unie et unique.
Avec ce troisième long métrage, vous êtres arrivé à la maturité de votre art. Vous êtes en train de devenir un des grands noms du cinéma français, un peu à part. Qu’en pensez-vous ?
C’est votre sentiment. Cela me flatte. Vous voyez la maturité : pour ma part, j’ai fait ce film beaucoup plus par désir d’insolence, de jeu, de défi que pour parvenir à un aboutissement artistique.
Vous avez été plusieurs fois sélectionné à Cannes avec des comédies, genre qui a parfois mauvaise presse en France. Avez-vous le sentiment que le travail que vous faites puisse trouver un succès critique et public ?
J’essaye de faire des films mais je n’ai pas l’impression de faire partie d’une famille de cinéastes qui se ressemblent. Néanmoins, nous avons fait ce film sans l’aide des télévisions, des régions ou du CNC. Nous n’avons eu aucun financement extérieur. Ce sont les producteurs et distributeurs qui ont fait des crédits pour pouvoir faire le film. En France, la comédie d’auteur est jugée trop légère par les commissions pour être aidée, et trop particulière par les télévisions pour être diffusée. Les avis étaient positifs mais le scénario ne rentrait pas dans les différentes cases. Jusqu’à Marius et Jeannette qui s’est fait avec deux francs six sous, Robert Guédiguian a eu ce genre de problèmes. Ariane Ascaride, qui joue dans le film, insiste toujours sur la durée d’un travail. Il faut être vigilant sans être plein de rancœur, et tenter de sensibiliser les chaînes à ces genres, d’ouvrir les diffuseurs à un cinéma qui ne fonctionne pas comme les productions commerciales, mais fonctionne avec le public.