Comment ne pas penser à Domicile conjugal lorsque Julia et David lisent dans leur lit côte à côte ? Comment ne pas penser à La Maman et la putain lorsque les deux colocataires refont le monde côte à côte ? Comment ne pas penser aux premiers films de Bruno Podalydès lorsque l’on voit les personnages se regarder comme des étrangers se rapprochant dans une maladresse érotique nappée d’humour ? Toutes ses références n’alourdissent pourtant pas le propos, simple et bien mené, d’Emmanuel Mouret qui signe là son troisième long métrage : l’amour est là, il s’en va, il revient ; les humains se croisent, se ratent ou se trouvent. La construction dramatique en forme cyclique est parfaite pour ce mélo charmant non dénué de sens comique et de virtuosité formelle.
Alors que Paris, je t’aime sort le même jour, Changement d’adresse a délibérément fait le choix d’un Paris de la promenade. On voit la Tour Eiffel, le Grand Palais et les rues des quartiers dits intellectuels : aucun snobisme ne transparaît pourtant, aucun plan ne se veut le résumé de Paris. La ville n’est pas filmée comme une carte postale géante et segmentée : elle est un lieu de vie, donc de parole. Le mot et sa mise en espace sont on ne peut plus liés ici. D’où l’importance de ce que l’on dit et où on le dit. David s’installe ainsi chez Anne : tous les deux attendent l’amour, croient le trouver, et se racontent leurs péripéties sentimentales.
Mais le véritable lieu d’échange ne sera ni le café où Julia et David s’embrassent, ni la boutique de photocopies où Anne attire le regard d’un homme plus fantasmé qu’aimé. La parole est le vecteur des sens dans la mesure où le corps est bloqué. On imagine aisément que la vie du cor de David et celle des corps en présence seront intimement nouées par cette pirouette linguistique. Le chassé-croisé amoureux en plans fixes fait penser au Rohmer de L’Ami de mon amie et des Rendez-Vous de Paris. Mais Emmanuel Mouret est bien trop inventif pour se laisser aller à la simple référence : il détruit les cadres, les coupe, les approfondit.
Car ce qui intéresse Emmanuel Mouret n’est pas tant le sentimentalisme que l’étrangeté des rapports amoureux : par étapes, il y a la séduction, la drague, plus ou moins assumée de David qui, avec son allure de vieux garçon endimanché dans un costume cravate, n’a pas a priori la carrure du coureur de jupons. Il est dans les premiers temps parfaitement parallèle aux choses dans le cadre : assis au milieu de son lit, il prolonge la fenêtre, s’installe dans un décor semble-t-il bien construit. Mais, très rapidement, il sort du champ, se joue des images et participe au monde que le réalisateur nous communique peu à peu, celui du détail où le spectateur a un rôle permanent. Il crée un imaginaire qui rappelle l’illusion de l’amour, l’illusion de celui qui aime une fois avant d’aimer encore, qui rejette la possibilité d’un autre amour tout en le préparant. Cette déconstruction se répète, comme pour rappeler sans cesse le danger de la rupture qui guette : une lampe par-ci, des couleurs qui se mélangent, des formes ou des lignes qui ne se répondent pas.
Dans l’histoire de David et de Anne, il y a quelque chose de Quand Harry rencontre Sally : il y a l’idée que, finalement, une comédie passe par le mélo pour arriver à ses fins. Mais, plus complet que Rob Reiner, Emmanuel Mouret change de tons sans cesse, passe du comique au burlesque (les deux héros sont d’ailleurs visiblement des héritiers du burlesque dans leur capacité à garder l’espoir, parfois ridicule ou sordide, que l’imaginaire reste plus important que la réalité): cependant, Changement d’adresse n’est pas dénué d’une certaine cruauté. Il ne s’agit pas là d’un film léger. La disponibilité des cœurs fait de David et de Anne des êtres à aimer mais aussi des proies du destin.
Sans symbolisme ni chichis esthétiques, on participe donc à l’installation des personnages dans une vie et, par une mise en abîme subtile, à celle d’un scénario trop simple pour l’être véritablement à l’écran. Emmanuel Mouret fait de David un être aérien, créature légère dans un corps un peu trop lourd de sens et de sensualité. Fanny Valette change du registre de La Petite Jérusalem avec beaucoup de grâce pour camper une Julia muette qui ne prendra conscience de son érotisme que par la parole. Si Dany Brillant n’apparaît que peu, il convient de lui rendre hommage pour ce premier rôle au cinéma assez surprenant, tout à fait réussi. Mais n’oublions pas non plus la blonde, Frédérique Bel, qui, sous ses airs de nunuche et de jolie conne, occupe la place centrale du film : celle de révélateur, et celle de l’horizon d’attente.
Changement d’adresse est une histoire d’amour sans la pesanteur des larmes mais avec le poids du doute. Plus enlevé que les précédents films d’Emmanuel Mouret (Vénus et Fleur et Laissons Lucie faire), celui-ci a du chien : un cadre grouillant où l’on cherche la faille, des personnages qui marchent lentement mais sûrement, et des petites choses par-ci, par-là. Un livre de Stendhal dans la bibliothèque. Une main qui va se poser sur une autre.